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1998 12 16 * Le Nouvel Observateur * Un ancien de la Maison-Blanche brise le tabou "NOUS AVONS FAIT LE CHOIX DE TOUT SAVOIR" * Vincent Jauvert

Zbigniew Brzezinski*, qui fut conseiller pour la Sécurité nationale du président Carter et reste un spécialiste très écouté en matière internationale, est catégorique : oui, l'Amérique espionne le monde entier. Ses amis comme ses ennemis. Et il ne voit rien là d'immoral...

  

Le Nouvel Observateur. - Pourquoi, dix ans après la fin de la guerre froide, les Etats-Unis veulent-ils être la superpuissance du renseignement ?
Zbigniew Brzezinski. - Pour les mêmes raisons qu'il y a dix ou vingt ans quand l'Union soviétique existait encore. Comme à cette époque - et peut-être davantage Ò, l'Amérique a des responsabilités et des intérêts globaux, mondiaux. Toute nouvelle tendance, tout mouvement imprévu sur la planète peuvent avoir un impact sur son bien-être et sa sécurité. Elle doit donc avoir la capacité d'être renseignée partout, non seulement sur ses ennemis mais aussi sur ses amis.

N. O. - Même ses amis ?
Z. Brzezinski. - Attention, renseignement ne veut pas forcément dire espionnage, au sens classique du terme : le recrutement d'agents. Cette forme de renseignement est risquée, et peut conduire à des scandales très dommageables pour les relations avec le pays ami en question. Mais les écoutes ou l'imagerie spatiale sont, pour ainsi dire, ouvertes, libres et relativement peu risquées. Ces moyens techniques permettent un recueil systématique - et non compromettant - de renseignements. Ils sont plus ou moins à la portée de tout le monde. Chaque pays, selon ses moyens et ses objectifs, décide ou non de les mettre en oeuvre. L'Amérique a fait ce choix.

N. O. - N'y a-t-il pas une limite morale, notamment lorsqu'il s'agit de pays amis.
Z. Brzezinski. - Je pense que le débat éthique sur le renseignement ne se pose vraiment que dans le cas de l'espionnage classique. On peut en effet se demander : le recrutement d'agents est-il une forme appropriée de renseignement à Bonn ou à Paris ? Mais, en matière d'écoutes ou de photos, quelle est la question éthique ? Est-ce immoral de photographier le monde ?

N. O. - Mais s'il s'agit de prendre des photos très précises d'un site secret, par exemple la base des sous-marins nucléaires français à l'île Longue ?
Z. Brzezinski. - Je suppose que, dans ce cas, la France a pris des mesures pour protéger ce site des regards indiscrets - même venus du ciel ! Et si la France se sent suffisamment mal à l'aise avec les activités de cette base pour la recouvrir, pourquoi serait-ce immoral de la regarder ? La morale ne doit pas être unidimensionnelle. Si je cache quelque chose à un ami, pourquoi est-ce immoral de la part de cet ami de chercher de quoi il s'agit ?

N. O. - Soyons plus précis encore. Si la NSA peut intercepter une discussion entre, par exemple, Jacques Chirac et Gerhard Schröder, est-ce, selon vous, moral de le faire?
Z. Brzezinski. - Si la conversation est telle que ceux-ci ne veulent pas que nous en connaissions le contenu, n'est-ce pas immoral de leur part de tenir cette discussion ? Prenons la question dans l'autre sens. Supposez que l'Allemagne et les Etats-Unis discutent d'intérêts français, et que la nature de la conversation est telle que nous serions très embarrassés que la France soit au courant. Les Français auraient-ils tort de chercher à savoir de quoi il retourne, serait-ce immoral de leur part ?

N. O. - Certains disent que oui, que des alliés ne doivent pas s'espionner.
Z. Brzezinski. - Cela me rappelle la fameuse remarque d'un ancien ministre américain de la Guerre à propos de ce type d'opération. C'était dans les années 20 et l'homme s'appelait Henri Stimson. Pour justifier la fermeture de l'organisation chargée d'intercepter les communications, il a dit : "Les gentlemen ne lisent pas le courrier des autres." Cela me semble un exemple parfait de naïveté. Je ne veux pas être désagréable, mais ce débat sur la moralité des activités de renseignement m'apparaît un peu naïf et artificiel. En fait, c'est plutôt le bon sens qui devrait servir de limite, et non la morale. Quel genre d'activité de renseignement va à l'encontre du bon sens quand il s'agit d'amis ? Je pense que le recrutement d'agents est la limite. Je crois, par exemple, qu'il ne faut pas tenter de pénétrer l'entourage du président, ou du Premier ministre, d'un pays très ami.

N. O. - Pas parce que c'est immoral, mais parce que c'est trop risqué...
Z. Brzezinski. - On n'entreprend pas certaines choses dont la révélation aurait un coût supérieur à la valeur de ce que l'on espère découvrir. Et dans le cas de pays amis, des alliés, il y a très peu de chances que la valeur de la découverte soit très élevée, que les amis soient en train de préparer en secret des actions qui risquent d'être très dommageables pour nous, Américains. Et puis avec les amis, c'est tellement simple de tout savoir : les gens parlent facilement, il y a beaucoup d'indiscrétions...

N. O. - Il y a eu récemment un grand débat au Parlement européen à propos des révélations d'un journaliste néo-zélandais, Nicky Hager. Celui-ci affirme que la NSA organise avec la complicité de pays anglo-saxons l'écoute systématique de toutes les conversations relayées par les satellites commerciaux. Qu'en pensez-vous?
Z. Brzezinski. - Vous savez, la connaissance scientifique ne se fixe pas de limite. Quand vous avez la capacité d'avoir des informations, il est très dur d'imposer des barrières arbitraires à leur acquisition. Imaginez qu'une ambassade d'un pays ami à Washington envoie ses rapports ouvertement par fax. Devons-nous refuser de lire ? Non bien sûr. Imaginez, cette fois, que ces rapports soient cryptés, et que nous ayons les capacités de décrypter, devons-nous refuser ? Quelle différence ? Devons-nous dire : ces gens-là sont si sympathiques que nous ne devons pas le faire ? Bien sûr que non. Toutes ces hésitations n'ont rien à voir avec la réalité des affaires internationales. Pensez-vous vraiment que si la France avait les moyens d'écouter les délibérations du Conseil national de Sécurité à la Maison-Blanche, elle se refuserait de le faire, à cause de La Fayette, de Jefferson et des cimetières américains de Normandie ?

N. O. - A ma connaissance, elle ne dépense pas suffisamment d'argent en matière d'écoutes pour ce faire.
Z. Brzezinski. - Mais si elle avait les moyens financiers dont nous disposons, pensez-vous qu'elle s'en priverait ? Quand vous avez une capacité, il est naturel de l'utiliser. Supposez que le gouvernement français publie ses plans secrets dans "le Monde" ou "le Nouvel Observateur", ne devrions-nous pas lire ces journaux ? Quelle est la différence avec les écoutes ? Si les moyens techniques mis en oeuvre pour écouter de vrais ennemis peuvent apporter automatiquement ou presque des informations sur nos amis, pourquoi détournerions-nous les yeux ? A cause de je ne sais quels principes moraux abstraits ?

N. O. - Dans vos fonctions de conseiller du président Carter pour les questions de sécurité, vous lui transmettiez régulièrement des écoutes et des images de satellites espions.
Z. Brzezinski. - Et, dès mon arrivée à la Maison-Blanche, j'ai été surpris, fasciné même, par les capacités de ce type de moyens. C'était de la science-fiction.

N. O. - Pouvez-vous être plus précis.
Z. Brzezinski. - Malheureusement non. Ces choses-là sont toujours classifiées. Je peux simplement dire que j'étais fier, impressionné.

N. O. - Vous êtes la première personne à la Maison-Blanche à avoir vu les photos du supersatellite espions KH 11 en 1977. On dit qu'elles ont une précision de quelques centimètres. Vous vous en souvenez ?
Z. Brzezinski. - Oui, bien sûr. Elles étaient excellentes, incroyablement excellentes. Mais là encore je ne peux pas en dire plus.

N. O. - Y a-t-il eu des moments où ces photos ont été décisives ?
Z. Brzezinski. - Très importantes, oui, mais pas décisives à elles seules. N'oubliez pas que, dans la plupart des crises internationales, c'est la combinaison de renseignements (les images, les écoutes, les rapports d'espions...) qui donne une image complète. Il ne faut jamais se contenter d'un seul élément. Prenez un cas précis très éclairant : les préparatifs d'invasion de la Pologne par l'Union soviétique fin 1980. Comment avons-nous découvert ces plans secrets ? Nous disposions de toutes sortes de données. Nous avions des sources humaines qui nous renseignaient sur les projets - le fameux colonel polonais Kuklinski (1) mais aussi, et c'est moins connu, des officiers à l'état-major soviétique. Les photos satellite, elles, montraient des déploiements de tentes et d'hôpitaux de campagne à la frontière soviéto-polonaise. Enfin, les écoutes révélaient l'intensification des communications entre différentes unités de l'armée soviétique. Ces éléments étaient tous fragmentaires mais assemblés, ils nous ont permis d'avoir la certitude que l'URSS préparait quelque chose.

N. O. - Et de faire savoir au Kremlin que vous le saviez, ce qui a peut-être empêché cette invasion. Passons de l'autre côté du Mur. Vous souvenez-vous avoir lu des écoutes de leaders politiques ouest-européens ?
Z. Brzezinski. - Je ne ferais pas de commentaires directs. Je dirais simplement que nous étions toujours en contact très proche avec eux.

N. O. - Jusqu'à quel point pouviez-vous communiquer des comptes-rendus d'écoutes ou des images de satellites espions à Bonn ou Paris ?
Z. Brzezinski. - La difficulté était de ne pas compromettre les sources et les méthodes de renseignement. Nous savions que certains alliés étaient pénétrés par les Soviétiques. Il y avait notamment de gros problèmes de cet ordre en RFA et probablement beaucoup plus que nous ne l'imaginions à l'époque et que nous ne saurons jamais. Quant à la France, le risque était beaucoup moins élevé que dans le passé.

N. O. - La Chine enfin. Un ancien directeur de la CIA a écrit que vous avez vous-même négocié avec Deng l'implantation d'une base ultrasecrète dans le nord de la Chine pour écouter l'Union soviétique. Est-ce vrai ?
Z. Brzezinski. - Oui. J'ai proposé à Deng, dans le cadre des relations stratégiques que nous établissions, qu'il y ait aussi une coopération en matière de renseignement. Et bien sûr les préparatifs stratégiques soviétiques intéressaient nos deux pays. Nous manquions terriblement de renseignements électroniques. C'est dans ce cadre-là que nous avons discuté de cette base. Je ne suis pas autorisé à en dire plus.

N. O. - Aujourd'hui, vingt ans après votre passage à la Maison-Blanche, le problème de la CIA et de la NSA n'est-ce pas le trop-plein d'écoutes et d'images ?
Z. Brzezinski. - C'est vrai, il y a un risque de saturation. Il y en a un autre : les pays cibles sont aujourd'hui très au courant de ce que peut faire le renseignement spatial et s'emploient à de très grands efforts de camouflage. Comme vous le savez, les Nord-Coréens construisent désormais leurs usines secrètes dans des tunnels. Et l'Inde a réussi à cacher ses préparatifs nucléaires et à faire exploser ses bombes atomiques en mai dernier à la surprise générale. Cette affaire a été un échec très sérieux pour la CIA et pas seulement du point de vue de l'imagerie spatiale. Je trouve, en effet, absolument incroyable que nous n'ayons pas eu des sources indiennes capables de nous prévenir, alors que ce genre d'essai mobilise des centaines de gens ! De mon temps, le plus grand échec a été aussi dû à un manque de sources bien placées. C'était en Iran. Nous n'avons pas prévu la faiblesse du chah et de son régime, et particulièrement la démoralisation de l'armée. Pourquoi ? Parce que, délibérément, nous avions décidé de ne pas multiplier les recrutements dans l'armée, puisque l'Iran était un allié, un ami. Et dans ce cas, nous avons eu tort !

* Zbigniew Brzezinski a publié "le Grand Echiquier : l'Amérique et le reste du monde", Bayard, 1997.

(1) Le colonel Wladyslaw Kuklinski est l'officier de l'armée polonaise qui informa la CIA sur les plans du pacte de Varsovie de 1970 à 1981.