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1998 12 16 * Le Nouvel Observateur * Téléphone, fax, Internet : tout peut être écouté
 - Comment l'Amerique nous espionne * Vincent Jauvert

Une grande partie des communications européennes sont interceptées par les services secrets américains : c'est l'accusation, grave, portée en septembre par le Parlement de Strasbourg. Paranoïa anti-yankee ? Non : la Maison-Blanche peut tout surveiller. Ou presque. A quoi l'Amérique utilise-t-elle ses quelque 100 000 agents spécialisés, ses dizaines de satellites espions et ses gigantesques banques de données ? Comment traite-t-elle les milliers d'écoutes et d'images accumulées quotidiennement dans des bases ultrasecrètes ? Vincent Jauvert a enquêté des deux côtés de l'Atlantique. Dans un entretien, Zbigniew Brzezinski, ancien bras droit du président Carter, explique pourquoi les cibles de Washington ne sont pas seulement l'Irak ou la Libye, mais aussi les pays amis. A commencer par la France

 

Tout entendre ? Tout voir ? Une histoire, qui a été révélée récemment, dit l'extraordinaire puissance des services américains de renseignement et leur utilité pour le président des Etats-Unis. Elle commence le lundi 19 août 1991 à Moscou. Ulcérés par la décomposition de l'empire soviétique, les chef du KGB et de l'Armée rouge prennent le pouvoir au Kremlin. Ils prétendent que Mikhaïl Gorbatchev est soudainement tombé "malade", qu'il est "incapable" de diriger le pays et qu'il se repose dans sa datcha en Crimée. Le monde retient son souffle. George Bush fait une première déclaration ambiguë, dans laquelle il ne condamne pas les putschistes. Le directeur de la CIA vient de lui montrer les photos du satellite espion qui suit tous les faits et gestes de Gorbatchev : ce dernier est en réalité prisonnier dans sa maison, il lui est impossible de rentrer à Moscou. Le nouveau pouvoir va peut-être réussir à s'installer. Bush veut ménager l'avenir. Tant pis pour l'ami Mikhaïl. Quelques heures plus tard, le ton change radicalement : Bush dénonce violemment le pronunciamiento et refuse de reconnaître les usurpateurs du Kremlin. Entre les deux déclarations, la NSA (la National Security Agency, la gigantesque centrale d'écoutes) lui a fait parvenir un nouveau rapport top secret : elle a intercepté et décodé toutes les discussions téléphoniques entre les chefs rebelles. Ils y apparaissent divisés, peu sûrs d'eux. Plus grave : les commandants régionaux de l'armée soviétique ne les suivent pas, la plupart refusent même de répondre à leurs appels téléphoniques. Avant tout le monde, Bush sait donc que le coup d'Etat ne réussira probablement pas. Il peut sans grand risque en condamner les auteurs et apparaître comme le leader infaillible et courageux du monde libre. Avant de quitter définitivement la Maison-Blanche, George Bush a tenu à remercier la NSA pour tous les services qu'elle lui a rendus pendant son mandat. Au siège de l'agence, à Fort Meade, une base militaire près de Washington, il a fait cette déclaration publique pour le moins inhabituelle : "En tant que président des Etats-Unis, a-t-il confié, je peux vous assurer que les écoutes sont un facteur essentiel dans notre processus de décision en matière internationale." Un "facteur essentiel" ! Sept ans après, en 1998, la guerre froide est terminée, Bill Clinton est aux commandes et l'Amérique est toujours une superpuissance de l'espionnage “ en réalité, la seule. Elle n'entend pas le moins du monde réduire ses capacités phénoménales. Au contraire. Pour la Maison-Blanche, le renseignement est aussi stratégique que le dollar ou l'arme nucléaire : hier, il lui permettait d'anticiper les mouvements de "l'empire du Mal" ; aujourd'hui, c'est un outil pour consolider “ et accroître “ son leadership mondial. Malgré la chute du Mur, les Etats-Unis continuent donc de dépenser des fortunes en satellites espions et en bases d'interception. Le gigantesque arsenal technique mis en place contre l'URSS a été réorienté et développé. Il n'y a plus une cible unique comme du temps de l'Union soviétique. C'est le monde entier qui est "surveillé" “ "même les pays amis", comme dit l'ancien conseiller pour les affaires de sécurité du président Carter, le très influent Zbigniew Brzezinski (voir interview p. 26). Comment décrire cette incroyable “ et secrète “ puissance au service de la Maison-Blanche ? Les écoutes d'abord. La NSA, l'organisation indépendante qui en est chargée, est beaucoup plus riche que la CIA. Elle emploie au moins 100 000 personnes dans le monde et dispose d'un budget réel que certains évaluent à plus de 16 milliards de dollars “ près de 100 milliards de francs ! (1) Ses capacités ? John Pike, le spécialiste des questions de renseignement à la Fédération des Scientifiques américains, affirme dans un éclat de rire : "C'est très simple : aujourd'hui la gigantesque NSA capte tout ou presque. Disons que 95% des communications passent dans ses ordinateurs géants. Oui, la quasi- totalité des conversations téléphoniques, des fax, des e-mails et des transferts informatiques est interceptée." Tout le monde n'est pas d'accord avec cette évaluation maximale. Mais il est clair que le pourcentage est très élevé. Dans l'une de ses rares interviews, le patron de la NSA reconnaissait que l'agence devait traiter autant d'informations qu'il y en a dans la Bibliothèque du Congrès “ la plus grande du monde “ et ce... toutes les trois heures. Ce flux prodigieux est alimenté d'abord par des bases secrètes qui "écoutent" les satellites de communication (essentiellement les Intelsat). L'Amérique dispose d'une cinquantaine de stations de ce type dans une vingtaine de pays disséminés sur les cinq continents. Les plus importantes sont en Angleterre, en Nouvelle- Zélande, au Japon, en Allemagne et en Australie à Pine Gap “ là, la salle des ordinateurs est si vaste que les opérateurs communiquent entre eux par radio. Ces bases sont d'une efficacité redoutable. Elles "espionnent" les satellites de communication de deux façons : soit elles interceptent directement le faisceau lorsqu'il descend sur terre ; soit elles reçoivent la "moisson" de satellites d'écoute qui se placent près des satellites de communication et détournent leur trafic. Ces espions de l'espace aux noms étranges de Mercury, Mentor ou Trumpet guettent aussi les émissions radioélectriques en provenance de la Terre. Grâce à leurs immenses antennes (de la taille d'un terrain de football, dit-on), ils captent par exemple les ondes émises par les stations-relais des téléphones mobiles... Il y aurait neuf satellites ultrasecrets de ce type en orbite géostationnaire, dont deux au-dessus de l'Europe. Ces derniers envoient leur "récolte" vers l'immense base de la NSA de Menwith Hill, en Grande-Bretagne. Une bretelle téléphonique sous l'Atlantique Ainsi, au dire de tous les spécialistes consul- tés “ même les plus proches de la NSA et les moins paranoïaques “, il est évident que chaque fois que l'on téléphone à l'étranger et que l'on entend un écho “ signe que c'est un satellite et non un câble qui relaie la communication “, chaque fois cette discussion est "traitée" par la NSA via ses stations au sol. Les câbles sous-marins ? C'est par là, en fait, qu'est acheminée la plus grande partie des communications transatlantiques. Il y a quelques années, il s'agissait de câbles téléphoniques traditionnels. Pour les écouter, un sous-marin de la NSA installait une "bretelle" à 5 000 mètres sous l'eau. C'était, dit-on, techniquement lourd mais scientifiquement simple. Aujourd'hui, il s'agit de fibres optiques sur lesquelles les méthodes d'antan n'ont aucun effet. Seraient-elles "inécoutables" ? Non, affirment beaucoup de spécialistes. Selon les uns, la NSA aurait inventé un système pour intercepter les transferts de données sous l'eau à un point précis du câble où s'opère l'"accélération" de la communication. Pour les autres, l'agence est tout simplement en cheville avec les compagnies de téléphone et intervient dans les stations-relais, à la sortie du câble de l'océan. De tels accords secrets avec des sociétés privées ne seraient pas, loin s'en faut, les premiers. James Bamford, le seul auteur d'un ouvrage sur la NSA (1), rappelle que dans les années 50 et 60 la NSA “ dont à l'époque personne ne soupçonnait l'existence “ avait mis au point l'opération Shamrock : les compagnies de télégraphe, la Western Union en particulier, remettaient tous les soirs à un officier de l'agence une copie de l'ensemble du trafic qui entrait aux Etats-Unis ou en sortait. "Le patriotisme et l'intérêt bien compris font céder n'importe quelle entreprise sollicitée par la NSA, explique un ancien de la maison. C'est pourquoi je suis sûr que le nouveau réseau mondial de téléphonie mobile, Iridium, qui permet de téléphoner de n'importe où, est déjà sous la coupe de la NSA. Pourquoi ? Parce que les deux promoteurs principaux de l'entreprise sont de très importants fournisseurs de l'agence, qui, je vous le rappelle, dispose d'un budget d'au moins 50 milliards de francs..." Au total, la NSA intercepte donc chaque jour des millions de communications de toutes sortes. Elles sont numérisées et envoyées par câble protégé et par satellite à Fort Meade. Là, toutes ne sont pas "enregistrées", loin s'en faut. Seule une petite partie est conservée et traitée. Comment se fait le tri ? Par les numéros de téléphone d'abord : certains sont systématiquement surveillés (les ambassades importantes, les palais présidentiels, les ministères de pays sensibles...), d'autres le sont selon les circonstances (grandes entreprises, hôtels, conférences internationales...). On sélectionne par reconnaissance vocale aussi : les ordinateurs de l'agence “ des Cray dont les puces sont fabriquées dans une usine spéciale à Fort Meade “ sont capables d'identifier automatiquement des milliers de personnes par leur voix : des terroristes, des hommes politiques, des diplomates... Enfin les "clients" de la NSA (la CIA, les Départements d'Etat, de la Défense ou du Commerce) établissent une liste de mots-clés ou d'expressions dont l'apparition dans une conversation, dans un fichier ou un e-mail doit déclencher automatiquement l'enregistrement de la communication. Précisons encore que, selon James Bamford, l'agence peut traduire instantanément des conversations dans plus de cent langues. Après traitement et sélection, combien d'interceptions seront réellement exploitées ? "De 10 000 à 15 000 chaque jour", dit un expert des services français qui a collaboré avec la NSA. 10 000 à 15 000 conversations écoutées, résumées et faisant l'objet d'un rapport. Chaque jour. D'autres spécialistes parlent plutôt de dizaines de milliers. Le chiffre exact est éminemment secret. La NSA peut "renifler" Internet Ce n'est pas tout. La NSA s'intéresse évidemment beaucoup à Internet. Selon un ancien de l'agence devenu expert en sécurité informatique, Wayne Madsen, "il est évident que des fournisseurs américains d'Internet autorisent la NSA à "renifler" tout ce qui passe sur le Web et à "filtrer" ce qui l'intéresse". De même, beaucoup soupçonnent l'agence de piéger des sites Internet “ avec ou non la complicité de ces derniers. Le but : consulter à distance et incognito le contenu des ordinateurs de tous ceux qui se connectent sur le site en question. Il y a pis encore. Dans certains cas, les communications “ des ondes courtes en particulier “ ne peuvent être interceptées qu'à proximité de la cible. Il faut intervenir sur place, à l'étranger. Pour ce faire, la NSA et la CIA ont créé ensemble une unité d'élite ultrasecrète : le Special Collection Service (SCS). Sous couverture diplomatique, ces spécialistes montent de toutes pièces un service d'écoutes dans les ambassades ou les consulats américains. Parfois ce sont les alliés du Commonwealth “ moins suspectés d'espionnage “ qui réalisent l'opération, ainsi que le raconte un ancien des services canadiens, Mike Frost, dans un livre qui a fait beaucoup de bruit à Ottawa en 1994 (2). L'Amérique veut donc tout écouter, tout lire. Elle veut tout voir aussi. De très puissants satellites espions "voleurs" d'images sont mis au point par le National Reconnaissance Office “ le NRO, créé en 1961 mais dont l'existence a été officiellement niée jusqu'en... 1992. Leur précision (la "résolution", disent les spécialistes) est proprement ahurissante. A plusieurs centaines de kilomètres, certains Keyhole (ou KH, c'est le nom des caméras embarquées) peuvent discerner des objets d'à peine 10 centimètres. Autrement dit, ils sont capables d'identifier la marque d'une voiture “ mais pas de lire sa plaque minéralogique, comme on l'affirme parfois. D'autres satellites, les Lacrosse dotés d'un radar, "voient" à travers la nuit ou les nuages avec une précision à peine inférieure. Grâce à leur capteur à infrarouge, d'autres encore sont si sensibles à la chaleur qu'ils relèvent une augmentation d'un dixième de degré au sol : en mesurant les différences de température, ils sont capables de repérer certaines cibles enterrées ou camouflées. Enfin les derniers-nés (au nom très romantique : KH 12 Improved Crystal) sont apparemment dotés de tous ces différents capteurs. Mais impossible d'en savoir plus : les capacités exactes des espions de l'espace “ une quinzaine seraient en fonctionnement selon les services français “ font partie des secrets les mieux gardés des Etats-Unis. A quoi sert vraiment cet appareillage de "science-fiction", comme le qualifie Zbigniew Brzezinski ? Il y a d'abord l'avouable, et, en premier lieu, la lutte contre le terrorisme. En 1986, deux soldats américains étaient tués dans l'explosion d'une discothèque à Berlin-Ouest. L'attentat n'a pas été revendiqué. Pourtant l'Etat commanditaire, la Libye, a été immédiatement identifié par les Etats-Unis : la NSA avait intercepté et décrypté les communications entre les ambassades de Tripoli à Berlin-Est et Rome. Quelques minutes après l'explosion, un membre des services secrets de Kadhafi disait : "L'opération a bien eu lieu. Elle n'a pas laissé de traces." Quelques jours après, Reagan autorisait le bombardement de la capitale libyenne. De même, selon certaines sources, Washington a communiqué à Paris le contenu de messages cryptés entre Téhéran et l'ambassade iranienne en France, permettant ainsi à la DST d'identifier avec certitude les meurtriers de l'ancien Premier ministre Chapour Bakhtiar. Enfin, c'est fort probablement la NSA qui a fourni à la Maison-Blanche les preuves de la culpabilité de Ben Laden dans les attentats contre les ambassades américaines l'été dernier, en Afrique. Autre cible ouvertement visée par les services secrets américains : la prolifération des armes de destruction massive. C'est notamment la mission des satellites espions. En combinant différents types d'image (radar, infrarouge...), les photo-interprètes savent repérer, dans certains cas, une fabrication cachée de produits chimiques ou bactériologiques. La NSA, quant à elle, traque les trafiquants de "précurseurs" (les produits de base de ce type d'arme) et les fournisseurs clandestins de technologie militaire. Dans son collimateur ou plutôt dans son stock de numéros de téléphone à surveiller : les entreprises russes ou chinoises qui aident l'Iran ou la Corée du Nord dans leurs programmes de missiles balistiques. Autre champ d'action "honorable" : le suivi des conflits. En juillet 1990, les satellites Keyhole ont vu le déploiement des troupes irakiennes à la frontière du Koweït. Le 27, six jours avant l'invasion, les capteurs infrarouges ont même repéré les camions militaires transportant de l'eau, du gasoil et des munitions. De même, selon le "New York Times", la NSA a récemment envoyé des dizaines d'agents au Kosovo pour surveiller le retrait des troupes serbes “ et connaître leurs intentions réelles. Mais tout l'arsenal high-tech du monde ne remplace pas la décision politique “ morale : en juillet 1995, les Keyhole ont vu les massacres de Srebrenica, mais la Maison-Blanche n'a pas bougé. Enfin, Washington utilise de plus en plus son impressionnant attirail de renseignement comme joker “ ou moyen de pression “ dans les négociations d'accord de paix. Un spécialiste explique : "Comme vous le savez, la CIA se porte garante d'une partie de l'accord de Wye Plantation entre Yasser Arafat et Benyamin Netanyahou. Qu'est-ce que cela veut dire ? Eh bien, notamment que, sous une forme ou sous une autre, elle mettra à disposition des parties des photos satellite “ par exemple, celles des camps d'entraînement du Hamas “ et peut-être même des écoutes de terroristes palestiniens." De même, la CIA a joué un rôle dans la conclusion des accords de Dayton entre la Bosnie et la Serbie. Plus généralement, Washington admet aujourd'hui du bout des lèvres le rôle des services de renseignement dans l'activité diplomatique. Dans un rare élan de sincérité, le directeur de la NSA en 1994, John Mac Connell, expliquait : "Il n'y a pas un seul événement de politique étrangère qui n'intéresse le gouvernement américain et auquel la NSA ne soit pas directement mêlée." Mais il y a une limite qu'aucun officiel ne franchira publiquement. Jamais l'Amérique ne reconnaîtra officiellement l'écoute de pays amis, et notamment des alliés. Le sujet est trop sensible. En avril dernier, le livre du chercheur néo-zélandais Nicky Hager, "Secret Power"(2), a soulevé une violente polémique au Parlement européen. Hager décrit avec précision comment la NSA "écoute" les satellites commerciaux de communication (les Intelsat), grâce notamment à ses bases dans les pays du Commonwealth. Il y popularise le nom supposé de cette organisation, echelon, et explique comment tous les appels téléphoniques, les e-mails, les fax en provenance ou en direction de l'Europe sont, comme on l'a vu, systématiquement "filtrés" par la NSA. L'information était connue depuis plus de dix ans par les spécialistes, et en particulier les rapports symbiotiques entre la NSA et son homologue anglais, le GCHQ (Government Communications Headquarters) [voir encadré p. 28]. Mais le grand public et ses représentants à Strasbourg l'ignoraient. En septembre dernier, des députés européens ont donc dénoncé ces interceptions systématiques au-dessus de Paris, Bonn ou Madrid dans un rapport virulent et ont demandé des explications aux Etats-Unis. Washington n'a pas répondu. Interrogée par "le Nouvel Observateur", la NSA a refusé de commenter l'information. La France, cible privilégiée Dans son bureau à l'Institut Hudson à Washington, le patron de la NSA sous Reagan, William Odom, brise le tabou : "Bien sûr que ce genre d'opération existe, et alors ? Où est le scandale ? Tout le monde essaie d'en faire autant, vous les Français en premier." Et il ajoute : "Mais vous bricolez dans votre coin. Nous, nous avons des accords avec l'Angleterre et le Commonwealth, et donc des moyens considérables. Il vous faudrait des années et des milliards de dollars pour avoir un dispositif comme le nôtre." La France est d'ailleurs une cible privilégiée de la NSA. Un ancien de l'agence raconte : "Vous êtes toujours en guéguerre avec Washington, au Conseil de Sécurité de l'ONU, en Afrique, dans les ventes d'armes ou dans la crise irakienne. Et puis Paris est le moteur de l'Europe. Alors, évidemment, Fort Meade cherche à connaître vos plans." En fait, tous les pays amis intéressent les "grandes oreilles" de la Maison-Blanche. Celle-ci veut connaître leurs stratégies dans les négociations commerciales internationales. Le "Washington Post" a révélé qu'en 1995 l'envoyé de Bill Clinton au Japon, Mickey Kantor, avait bénéficié de l'aide de la NSA lors de discussions très serrées avec Tokyo sur les quotas d'importation de voitures. De même, quelques années plus tôt, la NSA, selon le magazine "Insight", avait truffé de micros les chambres et les salles de réunion des grands hôtels de Seattle : Bill Clinton y avait invité quinze leaders de pays d'Asie et du Pacifique à discuter d'un pacte économique. Enfin, la NSA a fourni beaucoup d'écoutes aux diplomates américains lors du bras de fer entre l'Europe et l'Amérique sur l'exception culturelle. Ce type d'espionnage est d'ailleurs institutionnalisé : au département du Commerce, il existe un office of executive support qui fait le lien entre les négociateurs et les agences de renseignement “ plusieurs membres de la CIA et de la NSA en font partie. Et puis, il y a le renseignement au profit des entreprises privées. A Washington, on répète qu'il n'est pas question d'espionner pour Chrysler ou Exxon, que cela nuirait à la libre concurrence. Mais on ajoute que les services secrets peuvent aider les compagnies américaines dans un cas : pour dénoncer les pots-de-vin qui permettent à des firmes étrangères d'obtenir des gros contrats aux dépens de firmes américaines. Ainsi deux entreprises françaises au moins ont, dit-on, été piégées par la NSA. En 1995, Thomson devait remporter le marché de la couverture radar de l'Amazonie. Mais au dernier moment la NSA aurait informé la Maison-Blanche du montant des dessous-de-table versés par l'entreprise française à des responsables brésiliens, et Bill Clinton serait personnellement intervenu auprès de Brasilia pour retourner la situation. Et c'est finalement Raytheon qui a soufflé le contrat. De même, Airbus aurait perdu une grosse vente dans le golfe Persique au profit de Boeing pour des raisons similaires. Enfin, c'est la NSA qui aurait découvert la trahison d'un dirigeant de General Motors, Lopez, qui a vendu à Volkswagen d'importants secrets commerciaux. Comment ? Un ancien de l'agence explique : "La NSA suit avec beaucoup d'attention tous les mouvements de fonds dans les banques suisses. Un jour, elle a découvert que ce Lopez cherchait à placer une fortune. Rien de plus simple, alors, que de remonter au généreux donateur, Volkswagen." Les grandes oreilles américaines travaillent-elles pour les multinationales US dans d'autres cas que la corruption ? Les services secrets français en sont sûrs, mais les preuves manquent. Tout-puissants, alors, les espions américains ? Non. Les échecs “ les intelligence failures, comme on dit à Washington “ se sont multipliés ces derniers mois. Les James Bond n'ont prévu ni les attentats en Afrique contre les ambassades américaines, ni le tir d'un missile balistique par la Corée du Nord au-dessus du Japon ; et, surtout, ils n'ont pas anticipé les essais nucléaires en Inde au mois de mai. Ce dernier revers a été très sévèrement jugé par le Congrès. Une commission d'enquête dirigée par l'amiral David Jeremiah a été spécialement créée. Elle a découvert que la CIA n'avait pas de source bien placée en Inde, et surtout que l'agence chargée d'étudier les photos satellite n'avait pas assez de personnel pour exploiter les clichés indiens. Car, à y regarder de près, les images des préparatifs existaient, mais personne ne les avait vues avant l'explosion. David Jeremiah explique : "Trop de photos arrivent chaque jour. Les photo-interprètes sont complètement débordés." Le trop-plein, la saturation, voilà ce qui menace vraiment les services de renseignement américains. A la NSA, la situation est presque comique. A Fort Meade, on se croirait dans "les Temps modernes" de Chaplin. James Bamford a découvert dans un document interne de l'agence le témoignage d'un employé exténué. Celui-ci explique : "Essayez d'imaginer un bloc de papier de 2 mètres de large, 2 mètres de haut et 20 mètres de long qui passe devant vous sur un tapis roulant toutes les dix minutes chaque jour." C'est, dit-il, la quantité d'informations qu'il doit traiter. Pas étonnant alors que la NSA détruise chaque année, dans un bain spécial, plus de 1 000 tonnes de documents inutilisés. Un autre danger inquiète terriblement les services secrets : la prolifération des moyens de cryptologie. Dans les années 60, les machines à coder les communications étaient rares, extrêmement chères “ et souvent la NSA avait passé un accord secret avec le fournisseur pour qu'il lui en livre les clés (comme ce fut le cas avec la compagnie suisse Crypto AG). "Mais aujourd'hui, explique Wayne Madsen, ces techniques sont à la portée de tous. N'importe quel marchand de matériel téléphonique propose des brouilleurs et des codeurs à des prix très bas." La plupart peuvent être "cassés" facilement par la NSA. Mais pas tous : certains possèdent des clés très longues ; les découvrir nécessite des jours, des mois, voire des années de traitement informatique “ entre-temps, l'information recherchée est devenue périmée. La NSA a donc supplié l'administration Clinton de contraindre les fabricants de matériel de cryptographie de rendre leur matériel "écoutable" par l'agence. Après une dure bataille au Congrès, la Maison-Blanche a dû faire machine arrière. De même l'OCDE a-t-elle refusé, l'année dernière, de rendre obligatoire ce type de garde-fou pour les équipements informatiques “ malgré, là encore, la pression de Washington, mais aussi de Londres et de Paris. Les espions de l'espace doivent, eux, percer des camouflages de plus en plus sophistiqués. "C'est la dialectique de l'armure et de l'épée, dit un expert. Une course-poursuite entre l'oeil indiscret et sa cible." Pour préparer ses essais nucléaires, l'Inde a enterré les câbles et tous instruments compromettants. La Corée du Nord, elle, a construit ses usines militaires dans des galeries souterraines. Les "privés" de l'espionnage spatial Et puis, il y a la privatisation du renseignement spatial. Depuis un an, la CIA n'a plus le monopole des images satellite de précision. Des compagnies américaines ont le droit de réaliser avec leurs propres satellites des photos d'une "résolution" d'un mètre, soit à peine plus que celle d'Hélios, le satellite espion français, et de vendre ces clichés. Des firmes russes font désormais la même chose. Et demain des Israéliens, des Japonais et des Indiens. Mais le gouvernement américain n'a pas dit son dernier mot. La Maison-Blanche se réserve le droit d'interrompre quand elle le veut le flux de ces images privées “ qui ne peuvent d'ailleurs être vendues à certains pays, tels l'Irak et la Corée du Nord. Et puis, l'année dernière, Washington a fait une démonstration de force : l'armée américaine a détruit un satellite en orbite avec un laser et l'a fait savoir. Ce n'était officiellement qu'une expérience. Mais tous les opérateurs privés “ et étatiques “ ont compris la menace. Enfin, le patron du NRO, Keith Hall, s'est engagé l'année dernière à mettre au point des capteurs qui pourront "voir" sous terre. La NSA a elle aussi réagi. Depuis plusieurs années, elle finance un programme extrêmement ambitieux : l'ordinateur à quantum “ des milliers, des millions de fois plus puissants que les Cray d'aujourd'hui. Lorsque ce dernier sera au point, il se jouera probablement des codes les plus sophistiqués. A moins qu'il ne soit déjà opérationnel, en secret, à Fort Meade. Enfin, en octobre dernier, Bill Clinton a obtenu du Congrès la plus importante augmentation du budget des services secrets depuis quinze ans. On n'est jamais trop prudent. Le président américain veut être sûr que ses successeurs continuent, au XXIe siècle, de contrôler la planète depuis les sous-sols de la Maison-Blanche.

 

  1. George Tenet, directeur de la CIA, vient de révéler que le budget total des treize agences américaines de renseignement s'élevait pour 1998 à 26,7 milliards de dollars. En 1999, il devrait approcher les 29 milliards de dollars. Autant qu'à l'époque de la guerre froide !
  2. Voir bibliographie p. 28.