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1999 * Stock * La Françafrique, le plus long scandale de la République * François-Xavier Verschave

Stock 1999, p 36-55 chapitre 3

La lutte contre la Françafrique :
une histoire personnelle et collective, racontée par François-Xavier Verschave
« Objections à l’inhumanité »

C’est une histoire à la fois personnelle et collective qui m’a conduit à entreprendre ce livre, comme on ouvre un chantier. J’y suis témoin et rouage, artisan et outil . Retracer brièvement cette histoire m’a paru indispensable, comme voie d’accès et mode d’emploi : allumer la lumière est un faire plutôt qu’un résultat, cet ouvrage n’est pas l’interrupteur qui déclenche l’éclairage électrique.
J’en reviens au génocide. Difficile d’y échapper, en ce XXème siècle. Ce n’est pas la découverte de la Shoah qui m’a le plus bouleversé. C’est de n’avoir connu son existence qu’à vingt ans, trois ans après le baccalauréat, et presque par hasard. Je lisais beaucoup, j’aimais l’histoire, j’entamais ma quatrième année d’études supérieures, et pourtant personne ne m’avait jamais parlé de l’extermination des Juifs. Je l’ai apprise un soir de 1965, lors d’une émission de télévision. Ainsi, quinze années d’enseignement, depuis l’école primaire, avaient pu omettre l’information majeure de ce siècle : l’homme est capable de l’inhumanité absolue. Je découvrais que l’on ne vous apprend pas toujours l’essentiel, et que l’on occulte volontiers le pire.
Je reçus donc, simultanément, la mauvaise nouvelle et l’intuition des conditions de son renouvellement : la chape de silence, les ruses infinies de l’esquive et de l’indifférence, le réseau des petites et grandes lâchetés. Ils autorisent l’abomination, puis l’enrobent, la masquent et l’escamotent. Ma vie en était changée, je découvrais l’obligation de l’engagement politique : aucune main invisible, nulle autorité bienveillante n’étaient là pour nous dispenser de repérer, puis de refuser et déjouer les connivences diffuses avec l’extermination, ce dérapage absolu, toujours possible.
Dans le même moment, j’ai compris qu’un semblable tissu de complicités empêchait de désigner l’horreur du présent : l’acceptation de l’extrême misère qui entraînait, à l’époque, la mort quotidienne de quarante mille enfants, par malnutrition ou défaut d’accès aux soins élémentaires. Le voile d’impuissance qui habillait en fatalité ce produit de l’indifférence et de l’iniquité, je le sentais voisin de celui qui fit accepter au peuple allemand, puis à la France pétainiste, la soumission ordinaire au projet d’extermination des Juifs. J’entrepris des études d’économie pour tenter de comprendre les causes de la misère.
Muni cinq ans plus tard de cette « compétence », je partis faire mon service national dans le cadre de la coopération, en Algérie, sur la piste du « développement ». Un hasard à vrai dire : je devais rejoindre un poste en Tunisie, mais un retournement diplomatique avait conduit le Quai d’Orsay à dépêcher soudain à Alger un fort contingent de coopérants français. Ce furent deux années de travail intense, d’expérimentation, de découverte des rouages économiques et politiques .
Pourtant, un doute s’insinuait dans mon esprit quant à la pertinence des modes de pensée économique que l’on m’avait enseignés – la thèse libérale et son antithèse marxiste. Localement, des conseillers étrangers en proposaient une variante planifiée, dirigée par un État jacobin mâtiné de soviétisme. Ces conseils rencontraient la pente naturelle de ceux qui, aux commandes de l’Algérie, avaient remplacé les Français. Les Algériens eurent donc droit à un pays tenu par l’armée et la Sécurité militaire, puis à la nationalisation de leur économie : les coopératives de transport de voyageurs, par exemple, bien que très performantes, furent remplacées en 1972 par la bureaucratique SNTV. La manne pétrolière fut investie dans la théorie fumante des « industries industrialisantes » : l’Algérie se faisait livrer de gigantesques unités sidérurgiques ou pétrochimiques clefs en mains, censées diffuser leur technologie et leur richesse sur un environnement économique maltraité. C’est bien sûr le contraire qui s’est produit. La majorité des coopérants français dénigraient à longueur de soirées les fonctionnaires ou salariés algériens qui « sabotaient » ces beaux jouets neufs et modernes. Il était pourtant perceptible que la population algérienne entretenait une sorte de résistance face au parachutage d’un modèle inassimilable, culturellement et structurellement, tant il occultait les nécessités de l’enracinement, de l’appropriation, d’une ré-édification économique, politique et sociale.

Devenu sceptique sur l’exportation des modèles de développement, j’en vins, rentré en France, à reprendre la pratique économique par la base, en quête d’autres rationalités . Je n’acceptais pas, pour les avoir rencontrés, l’enfermement asilaire de ceux que la rationalité ordinaire a blessés . Je participais en 1976 à la création d’un atelier de menuiserie-ébénisterie composé pour moitié de sortants d’hôpitaux psychiatriques. Je fus durant cinq ans le responsable de cette entreprise assez originale, dont l’aventure se poursuit encore vingt ans après.
Qu’est-ce qui liait le rejet du génocide, de l’extrême misère, et de la proscription de l’aliéné ? Ce refus procède d’une conviction et d’une expérience : j’y retrouve toujours des existences humaines défigurées, mes semblables. Ils me disent : « Je n’ai pas mérité cela. Ce que j’aime au monde, ce que je voudrais aimer, ne peut pas me faire cela ». Et comme on aime peu ou prou les mêmes choses, les mêmes paysages, les mêmes chants, les mêmes enfances… Reste-t-on humain si l’on ne cherche plus à endiguer l’inhumanité ? Il m’a toujours semblé préférable de colmater au plus vite les petites fuites ou les brèches plutôt que d’attendre d’être submergé, obligé alors à un héroïsme et un déchirement dont peu d’hommes et de femmes sont capables. Mais nous sommes tous saisis par cette sorte d’« incapacité anthropologique à anticiper les conséquences d’un manque d’engagement ».
La relégation de la folie causait en moi une peur panique. Elle a cessé à la première minute de l’année que j’ai passée à travailler, comme garçon de salle, dans une clinique psychiatrique : j’y ai rencontré des êtres humains, d’autant plus disposés à communiquer que je n’étais pas soignant. Plus tard, j’ai eu l’occasion d’échanger de longs moments avec un homme légèrement plus âgé que moi, dont les « rechutes » se faisaient de plus en plus sévères. Il me racontait ses cauchemars, dans un contexte dont je ne découvrirai l’horreur que bien plus tard . Il avait fait partie des troupes coloniales au Cameroun autour de 1960. Il me parlait de massacres. Il voyait partout des croix noires…
On est peu de chose pour retenir ces vies à la dérive. Mais en se coalisant, on arrive parfois à enrayer le cours de la fatalité. Un simple repas partagé est une victoire. Le compagnonnage durant une journée de pose de portes ou de fenêtres est un cran d’arrêt à la violence.
Une raboteuse de 925 kg, tombée sur moi lors de son déchargement, avait eu la gentillesse de ne point trop m’amocher. Je pouvais encore servir. Il se trouve que la crise économique, le chômage et l’exclusion gagnaient les agglomérations. Une banlieue lyonnaise s’attacha mes services, début 1982. J’y suis encore attaché, seize ans plus tard.
Entre-temps, Survie m’a croisé.

Fin 1983, je tombe sur une pleine page de publicité dans Le Monde, qui présente les objectifs d’une «campagne Survie» contre l’extermination par la faim, lancée en 1981 par le manifeste-appel de 54 prix Nobel. Quelque chose m’attire d’emblée : il s’agit d’une démarche profondément politique. Les prix Nobel demandent de donner «valeur de loi au devoir de sauver les vivants». De fait, dans plusieurs pays d’Europe (en Italie, en Belgique, en France), des campagnes de citoyens Survie cherchent à obtenir une loi qui transforme en un dispositif durable et efficace tant les générosités passagères des individus que l’aide publique au développement, trop souvent dévoyée. Vaincre la faim, rappellent-ils, est un objectif politique, atteignable si nos représentants décident d’en prendre les moyens. Un objectif ni plus ni moins utopique, en somme, que l’abolition de l’esclavage, l’école gratuite ou la sécurité sociale.
Cette approche, dans le droit fil de ce qui m’a mis en route en 1965, me plaît. J’écris à l’adresse parisienne de Survie, en demandant quelques précisions. Débordé, le responsable de la campagne, Jean Fabre, met six mois à me répondre – le 6 juin 1984. Il m’invite à participer le 23 juin aux  Assises de la survie et du développement», convoquées par plus de six mille maires de France. Elles se tiennent à Paris, salle Wagram. Nous discutons à la sortie. Je suis convaincu. Je repars pour un tour.
J’imagine que cet engagement sera assez bref : le mouvement Survie a obtenu en Belgique et il va bientôt obtenir en Italie le vote de lois exceptionnelles de lutte contre la faim, pour un total de 10,6 milliards de francs. Avec bientôt cent vingt-six prix Nobel et l’appui de six mille maires couvrant tout l’éventail politique (à l’exception du Front national) , on devrait pouvoir obtenir rapidement en France une décision d’envergure. Dès le 12 juillet 1984, le président Mitterrand reçoit à l’Élysée le prix Nobel Louis Néel, Jean Fabre et une délégation de maires. Il demande au ministre de la Coopération Christian Nucci d’assister à l’entretien, et il lui remet le dossier… Nucci, que Mitterrand a substitué au réformateur Jean-Pierre Cot, sera bientôt rendu célèbre par l’affaire du Carrefour du développement . C’est un homme avenant, plus habile au carrefour des intrigues et des affaires que dans la mobilisation pour le développement. Nous ne le savons pas encore.
Je m’implique fortement dans la campagne Survie en France, et j’apprends son histoire. En 1981, trois hommes, aux parcours très différents, s’étaient retrouvés dans une chambre d’hôtel : le prix Nobel de la Paix argentin Adolfo Perez Esquivel ; Jean Fabre, un ingénieur français qu’un parcours peu orthodoxe a mené de l’insoumission à la promotion des communautés paysannes en Amérique latine ; et le fondateur du Parti Radical italien, Marco Pannella. Tous trois partagent la même indignation : on vient d’organiser une année internationale de l’enfance, et 40 000 enfants continuent de mourir chaque jour faute de nourriture ou de soins élémentaires ; pour l’essentiel, les réactions se partagent entre l’indifférence, les beaux discours et la seule charité. Or, ils en sont persuadés, les réponses charitables sont dramatiquement insuffisantes. Il s’agit d’une bataille politique : réveiller la résistance des citoyens à la négation des valeurs les plus élémentaires, susciter un sursaut contre l’accoutumance à ce qu’ils qualifient d’« holocauste », par non-assistance massive à populations en danger.
Ils décident alors de proposer aux prix Nobel qu’ils connaissent un «Manifeste-appel contre l’extermination par la faim», qui puisse devenir la charte d’une campagne internationale de citoyens. Ceux-ci interpelleront leurs institutions pour que les choses changent, aux niveaux où elles doivent être changées et avec les moyens de l’action collective : «Il faut que tous et chacun donnent valeur de loi au devoir de sauver les vivants, et de ne pas exterminer, que ce soit même par inertie, par omission ou par indifférence».
Ce manifeste est rapidement co-signé par cinquante-trois prix Nobel. Pour le promouvoir, une association internationale est constituée à Bruxelles, Food and Disarmament International (FDI) . La campagne Survie est lancée en Belgique et en Italie où elle rassemble des dizaines de milliers de personnes. En France, elle commence en 1983 dans la ville savoyarde de Cognin, chez le maire Jean Fressoz . La mobilisation des maires en faveur d’une «loi pour la survie et le développement» devait culminer avec les Assises du 23 juin 1984, salle Wagram. Mais, dans les médias, celles-ci sont occultées par le rassemblement à Paris, ce même dimanche, d’un million de défenseurs de l’école libre. François Mitterrand n’aura pas de mal à oublier sa rencontre du 12 juillet avec Jean Fabre. Christian Nucci a bien d’autres priorités.
La campagne Survie en France s’organise en association autonome. Membre du bureau constitutif, j’en suis le trésorier – avant de devenir, au fil des ans, le secrétaire général ou le président. Des fonctions non rémunérées, qui représenteront vite plus d’un plein temps – à côté duquel je devrais conserver un mi-temps professionnel… Fin 1984, je ne le sais pas. Nous croyons obtenir bientôt une victoire politique en France : demander qu’une partie des 40 milliards de l’aide publique française au développement serve efficacement à lutter contre la faim et ses causes, voilà qui semble relever du simple bon sens. Nous voulons tellement obtenir une réponse rapide à une situation insupportable que notre campagne s’appelle Survie 84 – avant de devenir Survie 85, Survie 86, etc. Ce n’est qu’en 1989 que nous ôterons le millésime, conscients que la durée serait nécessaire face à des résistances insoupçonnées.
Nous décidons de repartir par une série d’Assises régionales pour la survie et le développement à Lyon, Marseille, Pontivy et Toulouse, rassemblant presque à chaque fois un millier de personnes, dont plusieurs centaines de représentants des communes. Nombre d’entre elles prennent des délibérations engageant un millième ou un centième de leur budget pour des projets de lutte contre la faim. Ces Assises accélèrent l’essor de la coopération décentralisée, avec l’appui technique du Programme Solidarité-Eau que lance alors la ministre de l’Environnement Huguette Bouchardeau.
8 550 maires et 60 % des parlementaires sont signataires d’un appel au président de la République, lui demandant de «faire de la lutte contre les causes de la famine une priorité nationale». A partir du 13 septembre 1985, plusieurs centaines d’entre eux se mettent en marche, littéralement. Deux cents participent, sur une distance plus ou moins longue, à une «Marche des maires» vers Paris. Ils marchent sur trois parcours distincts, depuis les Alpes-Maritimes, la Savoie et le Gers. Dominique Baudis, Jean-Pierre Cot et Alain Carignon font un bout d’étape. De simples citoyens aussi. Plus de cinq cents maires se rendent sur les parcours, ou aux rencontres du soir. Trois édiles ont décidé de faire à pied le trajet intégral, près de 600 km, depuis leurs bourgs d’élection : Bernard Jorcin, Bernard Tenet et Albert Duvillard, maires de Lanslebourg en Savoie, Communay et Toussieu dans le Rhône. Jean-Pierre Ginet et Jean Tourres, maires de La Biolle (Savoie) et Beaumont-en-Diois (Drôme), en font presque autant.
Je me souviendrai toujours du départ de Toussieu, le 28 septembre 1985. Albert Duvillard avait rassemblé les enfants de l’école primaire. Il leur a expliqué qu’il partait vers Paris demander des moyens pour lutter contre la faim, comme ces mères du Sahel qui chaque jour s’en vont chercher de l’eau, accomplissant parfois plus de 20 kilomètres aller-retour. Puis il est parti. Derrière lui, tous les enfants ont marché jusqu’au village suivant. Si François Mitterrand avait vu ces images, lui qui a toujours été sensible aux liens profonds entre un élu et la population, il aurait peut-être compris l’énorme gisement de solidarité qui n’aspirait qu’à trouver un cadre. Mais il ne les a pas vues, se laissant dominer par les seuls rapports de forces militaires ou économiques, et flatter par les réjouissances que lui mitonnaient ses pairs africains.
Les médias nationaux ont boudé jusqu’à l’arrivée cette mobilisation inédite de la « France profonde », largement couverte par la presse régionale. Nous étions trois, pourtant, à nous battre jour et nuit pour faire passer l’information aux journalistes de la presse écrite et audiovisuelle . Il n’y aurait, nous répétait-on, que deux opportunités d’en parler : si un maire marcheur se faisait écraser, ou si nous pouvions faire marcher Gérard Depardieu. Albert Duvillard avait décidé de partir bien que son père fut très malade. Ce père est mort durant la marche. Son fils est revenu pour l’enterrement, puis a choisi de reprendre la route.
Dans un articulet, Le Figaro, confondant les chiffres, signalait que plus de 8 000 maires étaient en marche ! Tout était dit: même si les maires de presque un quart des communes de France avaient marché contre la faim, la France jacobine n’aurait pas bronché. Le 20 octobre, les maires marcheurs arrivent à Paris, accompagnés de parlementaires et de personnalités. Les médias nationaux signalent la fin de cette protestation, au sens fort – après l’avoir pendant cinq semaines privée de tout écho. Le lendemain, une délégation est reçue en aumône par le Secrétaire général adjoint de l’Élysée.
Depuis juin 1984, la démarche s’est approfondie, enracinée, mais il est clair que l’Élysée bloque. Nous découvrons que le poids des élus locaux est quasi-nul auprès des décideurs et médias parisiens. Nous choisissons de passer par la représentation nationale.
Mais ça coince aussi à l’Assemblée, où le groupe socialiste est majoritaire jusqu’en 1986. Le petit noyau des «spécialistes» de la coopération, emmené par André Bellon et Alain Vivien, y déploie une indéfectible obstruction. Nous dérangeons ces vestales du domaine réservé élyséen, en quête d’un maroquin ministériel . André Bellon, rapporteur du budget de la Coopération, professait un grand souci pour les drames du tiers-monde, mais taxait d’irréalisme nos propositions. Je lui demandai un jour : «Si une enveloppe budgétaire supplémentaire était votée pour lutter contre l’extrême misère, comment l’utiliseriez-vous?». Il ne savait pas. Le «spécialiste de la coopération» n’y avait jamais réfléchi, par un mélange de fatalisme, de superficialité et d’autocensure. Alain Vivien, lui, considérait comme une atteinte insupportable à la sérénité de l’élu républicain le fait que des citoyens suggèrent un meilleur usage des crédits de la nation. Pour le repos de tels élus, il faudrait constamment afficher le panneau «Prière de ne pas déranger» à l’entrée de la Chambre des députés…
Dans leur opposition à toute remobilisation de l’aide publique au développement (APD) vers le refus de l’extrême misère, ces députés avaient l’aval de plusieurs leaders du monde des ONG – les organisations non-gouvernementales d’urgence ou de développement . Les associations d’aide d’urgence, alors en plein boom, ne s’intéressaient guère au développement, et leur « morale de l’extrême urgence » était plutôt anti-politique . Or la démarche de Survie était profondément politique. D’autre part, les dirigeants des ONG n’avaient pas forcément envie de changer la dimension de leurs actions, de sortir d’une logique de micro-projets pour relever des défis plus vastes.
Tout n’était pas faux dans leurs objections. L’exigence éthique posée par Survie, d’une action efficace et résolue contre les tragédies de l’extrême misère, ne réglait pas vraiment la question des méthodes. Les succès politiques obtenus en Belgique et en Italie, avec la mobilisation de moyens considérables, ne garantissaient pas forcément leur bon usage. Ainsi en Italie, mise en coupe réglée par le pentapartitisme (le partage de l’État entre les cinq partis au pouvoir), les possibilités de dévoiement n’étaient pas illusoires. La coopération avec la Somalie avait échu au Parti socialiste de Bettino Craxi : la corruption massive qui s’y insinua n’est pas étrangère à l’effondrement ultérieur de l’État somalien.
Autrement dit, il ne suffirait pas d’emporter une victoire de principe, à la Pyrrhus : il faudrait ensuite occuper le terrain, c’est-à-dire assurer, parmi les experts, les fonctionnaires et les personnalités de référence du milieu non-gouvernemental, un consensus suffisamment large sur la meilleure façon d’appliquer une loi nouvelle. Nous entreprenons en 1987 de bâtir un tel consensus, et y parvenons dix-huit mois plus tard, autour d’un projet de « Contrat de génération, fondé sur le partenariat » .
Entre-temps, la mobilisation n’avait pas cessé. Elle s’adressait non plus aux maires, mais aux parlementaires. En 1987, une majorité de députés et 103 sénateurs s’étaient engagés à voter une « loi pour la survie et le développement ». Mais le président du groupe socialiste, Pierre Joxe, sermonne celles de ses ouailles qui veulent en faire davantage : rabrouée, Huguette Bouchardeau sort d’une réunion en claquant la porte. Au gouvernement, le ministre de la Coopération Michel Aurillac, branché via les Clubs 89 sur les réseaux gaullistes franco-africains, verrouille le statu quo et protège les rentes de l’aide publique au développement. Au ministère de l’Intérieur, Charles Pasqua donne un coup d’accélérateur à la constitution de son propre réseau. L’incrimination de Christian Nucci à propos du Carrefour du développement est une utile diversion.
Début 1988, les prix Nobel viennent à Paris. Plus de vingt d’entre eux enregistrent le manifeste-appel contre la faim . Le film de cet appel passe sur TF1, à 7 sur 7 – sans commentaire. Avec ces prix Nobel, Survie allume 40 000 bougies dans les jardins du Palais Royal, pour rappeler que 40 000 enfants sont à sauver chaque jour : l’image fait le tour des télévisions… qui se gardent bien d’explorer son contenu. Le 22 avril, juste avant l’élection présidentielle, cette opération est relayée dans 200 villes et villages de France. Avec les principales autorités morales et religieuses, et la quasi-totalité des associations de lutte contre la misère dans le tiers et le quart monde, Survie demande pour le septennat à venir une double priorité de solidarité, « ici et là-bas » : une loi contre la grande pauvreté en France, une loi pour la survie et le développement dans les pays les plus pauvres.
Malgré le fort renouvellement de l’Assemblée, 353 députés se sont désormais engagés à voter une telle loi. Le député socialiste Jean-Michel Belorgey, président de la Commission des Affaires sociales, entreprend immédiatement de préparer et faire voter une loi contre la grande pauvreté en France, instituant le Revenu minimum d’insertion (RMI).
Au printemps 1989, quatre autres députés rejoignent le député PS dans son grand bureau. Ils sont issus des quatre autres groupes de l’Assemblée : Jean-Pierre Delalande pour le RPR, Jean-Paul Fuchs pour l’UDC, Denis Jacquat pour l’UDF et Théo Vial-Massat pour le PC. En deux séances, ils rédigent sans difficulté une proposition de loi commune correspondant aux demandes de Survie : un millième des ressources françaises (6 milliards de francs par an) seront affectés au développement de base des régions les plus vulnérables, selon un mécanisme institutionnel et contractuel nouveau qui permette la participation prépondérante de la société civile. Le 26 mai à 11 heures, les quatre députés conviés chez Belorgey s’en vont en choeur déposer leurs propositions, quasiment identiques, au Bureau de l’Assemblée . Jean-Michel Belorgey en est empêché par le groupe PS. La garde rapprochée de l’Élysée s’y est renforcée de Jeanny Lorgeoux, cheville ouvrière du réseau franco-africain de Jean-Christophe Mitterrand. C’est cet ami de Mobutu, entre autres, qui expose désormais le point de vue du groupe PS lors du vote du budget de la Coopération… Les députés socialistes qui veulent signer la proposition de loi Belorgey sont menacés d’exclusion.
Le groupe d’experts constitué en 1987 par Survie s’élargit à une quinzaine de pays d’Europe. Il travaille avec des représentants du tiers-monde et d’organisations internationales (PNUD, UNESCO, UNICEF, CEE, Conseil de l’Europe, OCDE,… ). Ses 60 membres posent, après une série de rencontres, les bases d’un « Contrat de génération » entre l’Europe et les Pays les moins avancés (les PMA). Le groupe des experts français édite ses travaux sous le titre Nord-Sud : de l’aide au contrat .
Survie continue de mobiliser les parlementaires et un large éventail de personnalités . Ils sont nombreux à se rassembler, le 6 juin 1990, 201 ans après le Serment du Jeu de paume, pour prêter le « Serment de l’Arche » : ne pas se séparer jusqu’au vote de la loi. 53 parlementaires se sont déplacés jusqu’à l’Arche. A son pied, 35 000 fleurs composent la superbe affiche proposée par Folon en cette occasion. Les télévisions boycottent… et pas seulement parce que Mandela est de passage à Paris. Les actions non-violentes, belles ou endeuillées, se succèdent. Mais les deux citadelles aveugles qui commandent l’aide publique au développement française, Bercy et la cellule africaine de l’Élysée, résistent.
Cependant, un inlassable travail de conviction militante auprès des députés porte ses fruits. En octobre 1991, ils sont désormais une majorité à avoir signé les propositions de loi Delalande, Fuchs, Jacquat et Vial-Massat, auxquelles s’ajoutent celles du non-inscrit Jean-Marie Daillet et de trois « résistants » socialistes : Jean-Michel Belorgey, Marie-Noëlle Lienemann et Jean-Pierre Luppi. Avec le renouvellement de l’Assemblée en mars 1993, ils seront bientôt 73 % de signataires, plus le Premier Ministre, les ministres de l’Économie, des Affaires Étrangères et de la Coopération : du jamais vu sous la Ve République !
Comme s’exclame Brigitte Fossey lors d’un de nos rassemblements: «Si nous n’arrivons pas à faire passer cette loi, tous partis réunis, nous ne sommes pas dignes des enfants que nous avons mis au mond».

Un dimanche matin , je regarde Télé-Foot sur TF1. L’invité est Raymond Domenech, ancien joueur international, entraîneur de Lyon. Il raconte un rêve: «Nous, footballeurs, ne sommes pas que des machines à taper dans un ballon. Nous sommes des êtres humains, avec nos passions et nos convictions. Je rêve que, lors d’une finale de Coupe du Monde, les joueurs s’arrêtent cinq minutes pour dire au milliard de téléspectateurs qui les regardent: “Nous vous donnons de la joie, mais nous aimerions que vous vous mobilisiez aussi pour qu’il n’y ait plus tant d’enfants victimes de la faim”».

Depuis l’enfance, j’adore le football. Et cela faisait un certain temps que je tournais autour du même rêve. Je vais voir Raymond Domenech. Nous entreprenons de convaincre le milieu du football professionnel, pour qu’il nous aide à obtenir le vote de la loi. Après tout, les footballeurs sont de très gros contribuables, ils font partie d’un milieu très international, ils ont souvent de jeunes enfants : comment peuvent-ils admettre que 99 % de l’aide publique au développement serve à tout autre chose qu’à lutter contre la pauvreté ? Raymond Domenech a beaucoup d’amis, les choses avancent vite : Laurent Blanc, Jean-Philippe Durand, Luis Fernandez, Rémy Garde, Fabien Piveteau, Ricardo, Alain Roche, Jean Tigana, etc., se mettent de la partie. Nous faisons le tour de France des stades et des entraîneurs. Bientôt, 419 joueurs, entraîneurs et cadres de Première et Deuxième divisions ont signé l’appel suivant :

« Nous, footballeurs français, nous associons à la majorité de députés de toutes tendances, d’accord pour mettre à l’ordre du jour de l’Assemblée Nationale une proposition de loi qui affectera 7 Milliards par an aux projets prioritaires de développement humain menés avec les populations les plus vulnérables ».

Nous décidons de tenter le banco : l’autorisation de la Ligue nationale de football pour, qu’un soir de championnat, l’ensemble des 42 équipes de Première et Deuxième divisions, sur 21 stades, demandent la mise à l’ordre du jour de la «loi Survie». Le directeur de la Ligue, Régis Pukan, accepte. Ce sera le samedi 20 novembre 1993. Je ne me sens plus de joie, j’ai l’impression d’avoir marqué un but décisif. La campagne que nous allons mener avec les 600 footballeurs professionnels évoluant en France s’intitulera d’ailleurs «Un but: le développement». Comment l’inertie du pouvoir résisterait-elle à un tel potentiel médiatique ?

Tous les militants de Survie à travers la France se découvrent spécialistes du football, vont rencontrer les présidents de club, les entraîneurs, les joueurs, les journalistes sportifs. Les 42 équipes acceptent, l’une après l’autre, de participer à une cérémonie symbolique d’avant-match : tous les joueurs signeront un ballon marqué « Loi Survie ». Puis une délégation portera les ballons au Premier ministre. Certaines équipes font davantage, telle celle de Nice, entraînée par Albert Émon, qui porte un brassard « loi Survie » durant tout le match, télévisé. Des joueurs s’expriment dans la presse locale… Mais deux des manitous du football font barrage : Michel Denisot à Canal +, et Jacques Vendroux sur France-Inter, animateur par ailleurs d’une institution-pivot, le Variétés-Club de France. Le 20 novembre, la couverture médiatique est assez limitée.
Le 22 novembre matin, d’abondantes chutes de neige bloquent une partie de la délégation des joueurs. Ils sont 11 finalement parvenus à Paris, prêts à se rendre à Matignon, porteurs de la plupart des 42 ballons « Loi Survie » . Ils passent rencontrer à l’Assemblée nationale les députés promoteurs de la loi, pendant que nous essayons en vain d’avoir confirmation du rendez-vous chez le Premier ministre. La confirmation ne vient pas. Édouard Balladur est pourtant signataire de la proposition de loi, tout comme Jacques Chirac.
La délégation se rend quand même à Matignon, avec les ballons. Elle est suivie par les caméras de France 2. Rue de Varenne, les CRS nous arrêtent, dix bonnes minutes. Nous sommes finalement reçus par le conseiller diplomatique du Premier ministre, Philippe Baudillon, qui témoigne d’un intérêt de façade et abreuve les footballeurs de pieuses paroles – toujours sous l’oeil des caméras. Le reportage, censuré, ne passera jamais à l’antenne…
Nous fîmes encore quelques barouds d’honneur. En mai 1994 par exemple, 96 députés envoyèrent au Premier ministre des clefs «Loi Survie», gravées à leur nom – signifiant leur impatience de tourner enfin la clef du vote électronique en faveur de cette loi archi-majoritaire… Mais le gouvernement n’inscrira jamais cette proposition de loi à l’ordre du jour. On aura su étouffer la demande élémentaire des sportifs les plus réputés. Le génocide du Rwanda était en marche et, si j’ose dire, le pouvoir exécutif avait d’autres chats à fouetter.
Quant à nous, cet échec confirmait ce que nous ressentions de plus en plus fortement depuis deux ans: les centres du pouvoir ne veulent pas toucher à l’aide publique au développement parce qu’ils en profitent; la coopération est un sous-système des relations franco-africaines, qui sentent de plus en plus mauvais. Un système «confusionnel», confus et fusionnel, que nous commençons d’appeler la Françafrique .
A partir de la mi-juin, nous défilons tous les jours sur l’esplanade des Invalides avec des panneaux d’homme-sandwich : « Rwanda, j’ai honte… de la politique africaine de la France ». Dans les cars militaires qui passent par là, un certain nombre de soldats applaudissent.