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1997 04 17 * Le Nouvel Observateur * Bretelles, zonzons et cie - L'autre scandale des écoutes * Vincent Jauvert

On estime à 100 000 le nombre des interceptions sauvages opérées chaque année en France. Comment une telle dérive a-t-elle été possible ? C'est l'objet d'une enquête réalisée par la commission Bouchet, dont le rapport paraît ce jeudi

 

Par Vincent JAUVERT

Un jour, c'est un juge chargé de dossiers sensibles ; une autre fois, c'est un haut fonctionnaire mal vu du gouvernement, un homme politique, un journaliste enquêtant sur des affaires financières, ou encore un patron qui négocie un contrat d'armement. De plus en plus souvent, des personnes convaincues que leur téléphone est sur écoute ou leur appartemen "sonorisé" font appel à la commission chargée de contrôler les écoutes administratives (la fameuse commission Bouchet). Paranoïa ? Quelquefois. Pas toujours. Souvent, la commission constate qu'il y a bien, en effet, des indices troublants de branchements illicites. C'est l'autre scandale des écoutes : celui des interceptions sauvages, c'est-à-dire ces micros ou ces "bretelles" posés par des officines chez des particuliers, sans aucune autorisation "et parfois à la demande de services officiels ! Combien y en a-t-il ? 100 000, dit la rumeur" soit sept fois plus que les branchements légaux, administratifs ou judiciaires. Ce chiffre, souvent avancé ces derniers jours, ne repose sur aucune étude fiable. Les cas avérés d'écoutes illégales sont peu nombreux. Et les procès en la matière rarissimes. Seuls quelques privés “ dont l'un travaillait, semble-t-il, pour la cellule de l'Elysée “ ont été arrêtés depuis 1987. Des maladroits pris la main dans le sac, alors qu'ils venaient changer la cassette d'un magnétophone. Car, sans flagrant délit pas de preuve. Et si l'on découvre un micro, comment savoir qui l'a posé, et pour le compte de qui ? Tous les spécialistes le disent : ces écoutes sauvages constituent désormais une menace sérieuse pour les libertés. Des lois existent, pourtant. Mais elles ne sont guère appliquées. Le juge Jean-Hugues Gay, de la commission Bouchet, a enquêté pendant six mois pour élucider les causes de cette étrange impunité. Voici ses conclusions, qui seront publiées ce 17 avril, dans le rapport annuel de la commission. La loi votée en 1970 sanctionnait d'une peine d'un an de prison la pose de "zonzons" illégale, ainsi que la vente non autorisée de matériels d'écoute. Mais la liste des instruments prohibés n'a jamais été publiée. De fait, leur commercialisation a donc été libre pendant toutes les années 70 et 80. C'est en 1991 que Michel Rocard impose à l'Elysée la grande loi sur les écoutes téléphoniques. Elle institue l'interdiction de la vente mais aussi de la détention de tout matériel d'interception “ du simple microémetteur au scanner le plus sophistiqué. Cette fois, une liste est publiée, en mai 1994. Des dérogations sont possibles, mais uniquement après enquête. Les sociétés ou les personnes habilitées doivent dresser un état détaillé de leur attirail d'espion, et tenir cet inventaire à la disposition de la police. Mais les pouvoirs publics n'ont mis aucun zèle à faire respecter cette réglementation. Il y a d'abord d'invraisemblables blocages administratifs. Jusqu'au 31 décembre 1996, c'est la Direction générale des Postes et Télécommunications qui délivrait les agréments de vente et d'utilisation de matériel. Aujourd'hui, la DGPT n'existe plus. Quel service est désormais habilité à accorder ces agréments ? Personne ne le sait... Plus grave, nombre d'autorisations délivrées par la DGPT sont suspectes. Pour des raisons tout à fait mystérieuses, la liste des entreprises agréées n'est d'ailleurs pas publique. Quarante sociétés ont été habilitées à vendre ou à louer du matériel d'écoute. Parmi elles, on découvre des vendeurs de voitures ou d'électroménager, des marchands forains... Etrange aussi l'autorisation accordée à ces magasins des Champs-Elysées, qui depuis des années vendent des matériels d'écoute à n'importe qui, au vu et au su des services de police. D'autres sont plus discrets : certaines officines autorisées éditent des catalogues luxueux et chers. A chaque page, il est bien précisé "réservé aux organismes officiels" ou "exportation seulement". Mais vérifient-elles toutes que leurs acheteurs sont officiels ou étrangers ? Il suffit souvent de leur passer commande par téléphone pour se convaincre du contraire. Le cas des locations inquiète aussi la commission Bouchet. Des sociétés agréées louent en toute légalité leur équipement d'espionnage à la justice ou à la police. Mais souvent leur parc total, important, est disproportionné par rapport à leur activité déclarée, très faible. Pour quel usage ? Enfin, seuls 200 utilisateurs ont demandé et obtenu des agréments. Il s'agit essentiellement de radioamateurs qui aident la sécurité civile, et d'ornithologues spécialistes des chants d'oiseaux... C'est peu. Parmi les 4 741 "entreprises d'enquêtes et de sécurité" officiellement dénombrées, combien utilisent des matériels d'écoute sans autorisation ? Deux seulement ont demandé et obtenu leur habilitation. Or la plupart des outils de "dépoussiérage" (la chasse aux micros clandestins) peuvent également servir à écouter. Avant de les acquérir, tous les cabinets qui se disent spécialisés dans cette activité "et ils sont légion" devraient donc demander des autorisations. Et les vendeurs les exiger. De même, beaucoup de moyens de transmission, comme les scanners, peuvent intercepter des communications hertziennes. Eux aussi sont soumis à habilitation. Mais qui s'en soucie ? La police ferme les yeux sur ces trafics de micros, de bretelles et de scanners. En cherchant bien, on trouve deux services "concurrents" travaillant depuis peu contre les écoutes sauvages : l'un à la Préfecture de Police de Paris (deuxième cabinet de délégation judiciaire), l'autre à la DST. Mais personne ne veut en parler. Attendez qu'ils aient réalisé leurs premières affaires, dit-on au ministère de l'Intérieur... Un seul commerçant peu scrupuleux est poursuivi pour vente illégale de matériels d'écoute. L'histoire est savoureuse. En septembre dernier, quelques heures avant la venue de Jean-Paul II à Reims, la police des ondes (le CSA) vérifie qu'aucune fréquence réservée aux forces de police n'est parasitée par des tiers. Surprise, elle découvre que le service d'ordre de l'Eglise utilise un grand nombre de scanners. Des autorisations ? Les responsables de la sécurité de l'Eglise ignorent qu'elles sont nécessaires. C'est du moins ce qu'ils affirment aux gendarmes. Et ils donnent le nom du vendeur complaisant : JMC, une société spécialisée de la banlieue nord de Paris. Son patron a été mis en examen. Pour mener la guerre contre les interceptions illégales, d'autres moyens sont nécessaires. Le gouvernement semble l'avoir enfin compris. Le 20 mars, le conseil des ministres a adopté un projet de loi, qui sera soumis au Parlement en mai prochain. Il donne à la commission Bouchet le pouvoir de contrôler elle-même la vente et la détention de micros ou de bretelles. Il prévoit aussi un alourdissement des peines en matière d'écoutes sauvages : deux ans de prison. Justement, un juge ne peut demander des écoutes judiciaires que si la cible encourt au moins deux ans de prison. Autrement dit, les officines soupçonnées de branchements illicites pourront bientôt être mise sur écoute. Le plus légalement du monde.