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1998 06 06 * Le Point * Espionnage - Les Français aussi écoutent leurs alliés * Jean Guisnel

Dans l'espace, on communique, et depuis la Terre on espionne les satellites, comme les Français, excellents à ce jeu. Mais on intercepte aussi à l'aide de grandes oreilles spatiales toutes les communications (téléphone, fax, radiotéléphone) de la planète. Et là, Américains et Britanniques, qui ont signé des accords secrets de coopération, sont imbattables.

 

L'Amérique espionne le monde. Cette accusation n'est pas nouvelle mais a reçu un regain de faveur depuis quelques mois et la parution de nouveaux éléments apportant des informations inédites sur un gigantesque réseau d'interception américano-britannique, conçu au départ pour espionner l'URSS, mais également dirigé contre leurs alliés, notamment la France. Pourtant, cette dernière n'est pas en reste. Sous l'égide de la DGSE, elle a également mis en place un système d'interception très important, qui vise lui aussi les satellites de communication civils, dont les familles de satellites Intelsat et Inmarsat. Secrètement associés aux Allemands, les Français interceptent notamment les engins en orbite au-dessus du territoire américain. La production de ces interceptions, qui ne sont régies par aucune loi internationale, est transmise confidentiellement aux PDG de quelques dizaines d'entreprises en compétition sur les marchés internationaux.

Dans cette nouvelle bataille d'espions, les Américains sont beaucoup plus performants que les Français, singulièrement en matière de "grandes oreilles" spatiales, c'est-à-dire de satellites spécialisés dans l'interception des communications terrestres, et capables de changer d'orbite au gré des priorités du moment. Ils disposent en orbite de gigantesques antennes, en mesure d'écouter tout ce qui se passe sur la Terre. Les Français ne sont pas présents dans ce domaine des interceptions satellitaires, qui reposent à la fois sur les engins en orbite, le "segment spatial", et sur des stations de réception à terre, le "segment sol". Ces systèmes sont exclusivement américains et russes, ces derniers étant peu connus.

La première génération de satellites d'interception, les Ferret, a été lancée au début de 1962, suivie de satellites Sigint (Signal Intelligence) et Comint (Communication Intelligence) de deuxième génération, les Canyon et Rhyolite (ensuite appelés Aquacade) lancés à partir de 1968. La troisième génération comprend les satellites Chalet, Vortex, Magnum, Orion et Jumpseat. Et, aujourd'hui, la quatrième génération des grandes oreilles spatiales comprend les Vortex-2 et Trumpet, dont trois exemplaires sont actuellement en orbite, tous fabriqués par Hughes et mis en oeuvre par l'agence américaine de renseignement spatial, le NRO (National Reconnaissance Office). Le premier a été lancé en mai 1994, et le dernier en novembre 1997. Ces engins, envoyés dans l'espace par des fusées Titan 4-Centaur, sont des monstres de près de 8 tonnes, disposent d'antennes stupéfiantes, d'un diamètre atteignant 150 mètres (voir croquis). Elles sont naturellement faites d'une structure très souple et légère, pliée au départ comme une toile de parapluie qui serait enroulée en spirale autour du manche. Aucune donnée technique officielle n'est disponible sur ces engins, et les seuls éléments dont on dispose sont ceux que recueillent des associations américaines comme la FAS (Federation of American Scientists), dont les analystes John Pike et Charles Vick font autorité en la matière, en ne travaillant qu'à partir de sources éparses, mais ouvertes. Ces satellites sont si gros que des observatoires astronomiques peuvent les distinguer, ce qui a pu se révéler fort utile, en particulier pour calculer la taille des antennes.

Les données recueillies par ces constellations de satellites de renseignement électronique sont ensuite transmises en vue de leur exploitation aux différents états-majors et aux services de renseignement, notamment la NSA (National Security Agency). Les stations de réception sont nombreuses, les plus importantes se situant à Buckley (Colorado), Menwith Hill (Grande-Bretagne) et Pine Gap (Australie). En janvier dernier, les militaires américains ont placé en orbite un très gros satellite-relais de communication, destiné à retransmettre directement vers le sol des Etats-Unis les informations recueillies depuis l'espace. Les satellites d'interception orbitent en permanence au-dessus de la Terre et permettent - en fonction de leurs spécialités respectives - de recueillir tout ce qui est transmis. En particulier les fréquences de radar et celles des systèmes de guidage de missiles, et toutes les communications militaires. Bien sûr, les transmissions civiles sont elles aussi interceptées, y compris les liaisons hertziennes, par lesquelles transite une part notable du trafic téléphonique.

Des tours-relais

En principe, les faisceaux hertziens sont très directionnels et ne sont susceptibles de se diriger que vers le récepteur terrestre qui leur a été assigné. Ce sont ces réseaux hertziens qui parsèment la France de grandes tours-relais bardées d'antennes, toujours en vision directe l'une par rapport à l'autre, et rarement éloignées de plus d'une vingtaine de kilomètres. Or une partie du signal transmis de la sorte s'égare dans l'éther. Les satellites d'interception peuvent recevoir ces signaux parasites d'une intensité très faible. Initialement, durant la guerre froide, ces engins avaient été conçus pour écouter les communications à l'intérieur des pays du pacte de Varsovie. Mais les Américains peuvent également procéder - et ils le font ! - à des écoutes sur le réseau téléphonique intérieur français, entre autres.

Les Britanniques, éléments très actifs du réseau Ukusa, avaient un temps envisagé de lancer leur propre satellite d'écoute, baptisée Zircon. Ils y ont renoncé, pour des raisons de coûts, et disposent, contre rétribution, d'un droit d'accès prioritaire sur les engins américains. Leur intérêt pour la situation en Russie n'a pas faibli, et il est clair qu'ils s'intéressent également beaucoup à leurs partenaires européens, singulièrement à la France. Rien d'étonnant à cela : notre pays, qui a conservé des intérêts dans de nombreuses parties du monde et affiche une posture commerciale active, tout en souhaitant jouer un rôle diplomatique mondial, est particulièrement visé. De la même manière, les activités économiques et diplomatiques allemandes sont elles aussi étroitement surveillées par les grandes oreilles américaines, qui disposent de nombreuses bases dans le pays - les plus importantes stations d'écoute de la NSA se trouvant à Gablingen, à Bad Aibling et dans la région de Berlin -, et s'y sont montrées particulièrement actives durant la guerre froide. Selon des sources non confirmées, ce sont des interceptions de la NSA qui ont permis de confondre un transfuge de General Motors vers le groupe allemand Volkswagen, José Ignacio Lopez, qui avait quitté les Etats-Unis avec 90 000 pages d'informations considérées comme confidentielles par son ancien employeur, concernant des plans de nouveaux modèles, des calculs de rentabilité, des catalogues divers. Le litige s'est finalement réglé à l'amiable entre les deux entreprises.

Des accords ultrasecrets

Il est bien évident que les attitudes agressives et parfaitement illégales des services de renseignement américains ont provoqué des ripostes et que les Français n'ont donc rien à envier à personne dans ce jeu, auquel la DGSE se livre depuis ses stations d'écoute spatiale implantées en France métropolitaine, en particulier sa station de Domme (Dordogne), mitoyenne de l'aérodrome de Sarlat, mais également dans des départements et territoires français d'outre-mer, notamment, depuis une date récente, en Nouvelle-Calédonie. Une station d'interception satellitaire a également été construite sur le territoire des Emirats arabes unis, en vertu d'un accord bilatéral avec la fédération. La fonction de ces deux dernières stations consiste à intercepter les satellites de communication placés en orbite géostationnaire au-dessus de l'équateur et couvrant respectivement l'Asie et le Moyen-Orient. Les données numérisées y sont recueillies par de petites équipes d'une demi-douzaine de fonctionnaires et retransmises en bloc à Paris pour y être analysées. L'un des intérêts pour la France de disposer de DOM et de TOM harmonieusement répartis sur la planète consiste à pouvoir y disposer de telles stations d'interception.

C'est ainsi que l'une d'entre elles est secrètement installée sur la base spatiale de Kourou. Elle est spécialement mise à profit pour surveiller les communications satellitaires américaines et sud-américaines, ce dont Le Point a obtenu confirmation de plusieurs sources. Le plus étonnant dans cette affaire, c'est que cette station n'est pas spécifiquement française ; renonçant à son isolement en matière de renseignement, notre pays a invité les Allemands à participer à l'opération. Des accords ultrasecrets ont été signés entre la DGSE et son homologue d'outre-Rhin, le BND (Bundesnachrichtendienst). Ce qui explique en partie que, dans ce grand jeu de dupes, les Français ne protestent que mollement contre les atteintes de leurs alliés, et néanmoins espions, contre les systèmes de communication français. "La garantie de la pérennité du système, c'est que l'on ne connaisse jamais ses possibilités exactes", affirme ainsi un expert français de ces affaires. L'un des responsables de ces systèmes nous confiait récemment qu'il serait inutile d'en vouloir aux Américains : "C'est le jeu de la guerre secrète ; à nous de faire comme eux et d'être aussi performants. C'est "je te tiens, tu me tiens par la barbichette !" Il serait malvenu de s'en émouvoir !" Parfois, les situations sont assez cocasses, comme lors de cet important sommet franco-britannique se tenant autour de John Major dans sa résidence de Chekers, durant lequel les deux délégations ont été symétriquement et assez complètement tenues au courant par leurs services de renseignement respectifs des évolutions prévisibles de leur partenaire. Commentaire d'un participant français à la réunion : "Nous avons eu ainsi la démonstration que nous ne sommes pas si mauvais. Les autres non plus, d'ailleurs !"

Une compétition farouche

Les Américains ne sont pas dupes de cet état de fait, et pour cause, et avertissent les hommes d'affaires des risques qu'ils courent en voyageant : "Les interceptions électroniques sont menées de plus en plus fréquemment contre les systèmes modernes de télécommunication. Les transporteurs aériens étrangers sont particulièrement dangereux, car la plupart sont contrôlés par le gouvernement. Les bureaux, les hôtels, les téléphones portables sont des cibles clés. Les fac-similés, les télex et les ordinateurs peuvent être interceptés électroniquement." (1) Propos d'experts... Toutefois, dans cette compétition farouche autour de l'interception des communications, les Français ont les mains attachées dans le dos. S'ils parviennent à intercepter les communications spatiales à partir du sol ou à subtiliser des ordinateurs dans des chambres d'hôtel, ils ne disposent pas du vrai outil stratégique : les grandes oreilles spatiales. Une "cartouche" d'interception, baptisée Euracom, est bien embarquée à bord du satellite Hélios 1-A, mais ses capacités sont faibles. En même temps que ce satellite, un petit engin expérimental d'interception, Cerise, a été lancé en août 1995. Mais le projet de lourd satellite d'interception Zenon a dû être abandonné pour des raisons budgétaires. Un tel outil serait pourtant indispensable à la nouvelle Europe et pourrait faire l'objet d'une utile coopération. Il serait en tout cas intéressant de voir si les Britanniques s'associeraient à une telle initiative ou s'ils préféreraient rester les zélés associés de l'Amérique impériale.

Officiellement, les pays alliés ne s'épient pas entre eux. Toute la subtilité de l'exercice consiste à fournir ses amis en renseignements sur des pays qu'ils connaissent mal. Une bourse internationale s'est ainsi mise en place, dont le principe est un peu celui de l'auberge espagnole : on ne reçoit des renseignements de qualité qu'en fonction de ce qu'on y apporte. Les Américains se sont distingués par une collecte électronique très copieuse autour du terrorisme basque, mais en y associant des analyses qualifiées de "désastreuses" par l'un de leurs lecteurs français : "C'est bien la preuve que le recueil d'informations techniques n'a aucun intérêt si on n'est pas capable de les comprendre." Un problème sérieux auquel les Américains sont confrontés, et qui concerne également le flot démentiel d'informations qu'ils reçoivent. Les trier pour les rendre utilisables promet de beaux jours aux génies des logiciels d'information élaborée, qui permettent justement d'extraire les données "pertinentes". Une activité où les Français sont dans le peloton de tête mondial... Outre-Atlantique, la France est réputée "excellente" sur l'Afrique du Nord, notamment l'Algérie, dont elle surveille les communications radioélectriques depuis des pays voisins, mais aussi à partir des avions de renseignement électroniques Gabriel et Sarigue, et de navires en mer, dont le cacochyme "Berry", qui sera bientôt remplacé par le "Bougainville", retiré de Polynésie..

Tous les ans, une grande conférence Sigint réunit les chefs des services de renseignement occidentaux. Elle s'est tenue en 1997 dans un grand établissement hôtelier en plein coeur de Paris et vient de se dérouler au siège de la NSA, non loin de Washington. Mais les maîtres espions ne s'y révèlent aucun de leurs petits secrets. En France, la DGSE livre régulièrement le fruit de ses interceptions à une soixantaine de destinataires triés sur le volet, dont de grandes entreprises nationales. Elles peuvent ainsi disposer de sources irremplaçables sur les marchés qu'elles convoitent et sur leurs concurrents. Car, naturellement, les règles en vigueur pour protéger la confidentialité des communications, et singulièrement la loi sur les interceptions téléphoniques que la CNCIS (Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité) est chargée de mettre en oeuvre, ne s'appliquent pas aux interceptions se déroulant dans l'espace. Reste à trouver le moyen de s'en protéger. Il ne faut pas compter sur les autorités nationales, trop heureuses de pouvoir disposer, en Europe comme aux Etats-Unis, de moyens imparables et surtout incontrôlables d'espionner leurs administrés.

L'OCDE paraît tentée d'établir une législation internationale, à l'image de celle qu'elle vient de mettre sur pied pour lutter contre la corruption. Mais un expert français note malicieusement : "Si tel était le cas, il s'agirait d'une moralisation gratruite, à laquelle il serait facile de se soustraire." L'autre solution consiste à crypter solidement les communications téléphoniques, pour qu'elles ne soient pas compréhensibles par les grandes oreilles. Des logiciels très sûrs sont sur le marché, mais les opposants à leur diffusion ne sont autres que les services de renseignement, qui s'entendent comme larrons en foire pour imposer - ou tenter de le faire - des législations très restrictives. La France vient à ce titre de se doter d'une nouvelle réglementation qui imposera à tous ceux qui veulent crypter leurs communications d'utiliser des logiciels que l'administration peut lire à livre ouvert. La confidentialité n'est pas pour demain !

1. "Foreign threat to US business travelers", National Counterintelligence Center, 1998.

 

Les "cousins"
Les services de renseignement britanniques et américains sont si proches que leurs membres s'appellent entre eux les "cousins". Les principaux organismes chargés du renseignement technique dans les deux pays sont respectivement la National Security Agency (NSA) et le Government Communications Headquarters (GCHQ). Ils ont conclu en 1948 un accord secret dont l'existence n'est toujours pas confirmée officiellement à ce jour, les unissant avec le CSE canadien (Canadian Communications Security Establishment) au sein du consortium Canukus. Celui-ci a mis en place un réseau tentaculaire d'interception des communications, formalisé par le traité secret UKUSA ; destiné à espionner les communications de l'URSS et de ses satellites, il dispose depuis la fin de la guerre froide de moyens largement dimensionnés, au gré de la croissance exponentielle des communications numérisées. Le DSD (Defence Signals Directorate) australien, puis le GCSB (Government Communications Security Bureau) néo-zélandais ont rejoint le consortium, qui "travaille" sur le renseignement politique et militaire, sur le trafic de drogue et le terrorisme ; et, surtout, sur le monde économique et les grands contrats. Les productions UKUSA sont transmises aux Etats-Unis, les partenaires n'obtenant que des éléments partiels.

La surprise néo-zélandaise
La nouvelle actualité du réseau Ukusa, connu depuis les révélations du journaliste britannique Duncan Campbell dans les années 70, vient de la parution récente d'un livre sur la partie néo-zélandaise du réseau. Enquêtant à partir de sources locales, le militant pacifiste Nicky Hager a découvert que les services de renseignement techniques de son pays étaient devenus - depuis la station d'interception de Waihopai - les sous-traitants dociles des Américains, pourtant honnis dans l'archipel antinucléaire. L'auteur décrit en particulier le fonctionnement d'un système d'ordinateurs qu'il appelle Echelon, un réseau de super-calculateurs spécialisés dans l'analyse des messages interceptés sur les satellites de communication, traités à partir des mots clés qu'ils contiennent. Il raconte l'étonnement de l'ancien Premier ministre David Lange quand il lui a révélé l'existence de ce système, qu'il ne soupçonnait pas.