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1999 05 21 * Le Point * Services secrets : Etats-Unis
Sur tous les fronts * Jean Guisnel

Dotés d'un budget phénoménal, les services de renseignement américains, outre l'espionnage économique, ont dans leur ligne de mire le trafic de drogue, le terrorisme, l'armement. Et la lutte contre les pirates de l'Internet comme la surveillance du réseau mobilisent 20 000 personnes.

 

Entre 27 et 30 milliards de dollars par an, soit, à peu de chose près, l'équivalent du budget total de la défense française. Telles sont les ressources phénoménales que l'Etat américain alloue chaque année à ses services de renseignement. C'est, et de très loin, le plus énorme qu'un quelconque Etat de la planète attribue à ses espions. Il faut dire que la communauté américaine du renseignement est d'une dimension exceptionnelle.

Elle ne travaille officiellement que pour les autorités fédérales, même si, depuis 1995, elle a mis sa puissance au service des entreprises. Sur le papier, il ne s'agit que d'aider l'économie nationale à lutter contre la "déloyauté" éventuelle de ses concurrents. Dans la réalité, c'est moins simple : dès lors que l'Amérique impériale considère tous ses concurrents comme déloyaux par essence, parce qu'ils pratiqueraient massivement la corruption et la tricherie, il devient légitime à ses yeux de recourir à l'espionnage économique. Mais l'essentiel demeure l'information récoltée au profit des forces armées, de la diplomatie, et parfois de la seule Maison-Blanche.

La CIA (central Intelligence Agency) demeure le mieux connu des services américains. Dirigée par George Tenet, qui a en principe autorité sur l'ensemble des services, elle compte 16 000 employés. Ce qui ne l'empêche pas d'être surtout renommée, ces dernières années, pour les échecs qu'elle subit. Depuis la fin des années 70, son Clandestine service, chargé des opérations "humaines", sur le terrain, a perdu la main.

Surveillé par le Congrès, épié par la presse qui bénéficie de fuites incessantes, détruit de l'intérieur par des taupes - dont le fameux Aldrich Ames - vendant les plus lourds secrets à la Russie, le clandestine service n'est plus que l'ombre de lui-même. C'est lui qui avait, en août dernier, donné des informations fallacieuses sur le fait qu'une usine pharmaceutique de Khartoum (Soudan) produisait des armes chimiques. A cause de cette erreur, elle fut bombardée. Outre l'espionnage économique, la CIA a ouvert de nouveaux fronts depuis la fin de la guerre froide : le trafic de drogue, le terrorisme depuis qu'il vise des intérêts américains, la prolifération des armes chimiques et balistiques sont dans sa ligne de mire.

Parce qu'ils pensent désormais que le renseignement technique est une panacée, les Américains y accordent une importance croissante. Leur chef de file en la matière n'est autre que leur plus important service : la National Security Agency (NSA). Elle compte 20 000 employés installés dans la banlieue de Washington, à Fort Meade, et s'est fait une spécialité de l'écoute des communications radio-électriques (voir encadré). Sa force - dont les caractéristiques réelles sont pour la plupart inconnues - repose sur celle de ses ordinateurs.

Les plus puissantes machines et les logiciels les plus performants produits aux Etats-Unis lui sont réservés. Par ce biais, et par les budgets de recherche qu'elle attribue, la NSA soutient son industrie nationale, qui peut ensuite commercialiser ses productions à meilleur compte. La NSA est actuellement mobilisée sur le contrôle de l'Internet. Non seulement elle lutte activement pour surveiller - avec quelques difficultés - le réseau des réseaux, mais encore elle recrute des pirates informatiques qui mènent contre les ordinateurs distants des actions offensives.

Surveiller les communications des habitants de la planète ne suffit pas aux dirigeants américains. Ils entendent également tout voir de ce qui se passe sur notre terre. A cette fonction sont affectés les satellites de surveillance optique et radar, et les satellites d'interception électronique du NRO (National Reconnaissance Office). Alors que ce service plus que secret opère depuis le début des années 60, son existence n'a été dévoilée qu'en 1992. Ses effectifs sont minimes, car la production est ventilée auprès des autres services de renseignement.

C'est actuellement lui qui glane les informations les plus précises sur le dispositif militaire serbe. Ce qui n'empêche pas les fautes, comme le bombardement de l'ambassade de Chine à Belgrade. Mais certaines des images les plus sensibles du NRO, notamment celles que produisent les satellites KH-12, ne sont présentées qu'au National Security Council, dont le patron est Sandy Berger, et au président Clinton en personne.

Le problème majeur du NRO réside dans sa relative incapacité à analyser les gigantesques flux d'images qui lui parviennent. C'est ainsi qu'en juin 1998 les analystes de la CIA, chargés de "traiter" les productions du NRO, n'avaient pas été capables de discerner les préparatifs de l'explosion de six bombes nucléaires en Inde. Ils ne les avaient pas vus, certes. Mais surtout, ils n'avaient pas cru les indices politiques de cette décision. Le renseignement technique n'est rien sans le renseignement humain !

De manière assez inattendue, la communauté américaine du renseignement se mobilise actuellement sur un nouveau terrain : l'environnement. Elle a évidemment compris que les enjeux écologiques sont considérables sur la planète ; mais surtout, elle dispose, notamment avec ses satellites d'imagerie, d'outils exceptionnels de surveillance et d'analyse de l'environnement. La dernière-née des agences américaines spécialisées, la Nima (National Imagery and Mapping Agency), entend faire profiter de ses compétences la puissance publique américaine. Qui sera à même de fournir à ses industriels des outils d'intervention - sous forme d'images et de cartes - valables sur la planète entière. La communauté du renseignement a suscité la naissance de pseudopodes privés qui ont reçu l'autorisation de commercialiser au cas par cas des images satellitaires qui permettent de discerner des détails d'une taille inférieure à un mètre.

Pour ce faire, ces nouvelles entreprises s'apprêtent à lancer une série de satellites commerciaux, dont les qualités optiques sont supérieures à celles du seul satellite d'espionnage européen, le français Hélios 1A. Fin avril, le premier de ces engins, Ikonos, a raté sa mise en orbite. Mais ce n'est que partie remise. En s'imbriquant étroitement dans le marché commercial, en s'apprêtant à truster l'industrie naissante de l'imagerie commerciale civile à haute définition, les espions américains démontrent actuellement qu'ils ont tout compris, ou presque, des besoins et des enjeux de la société de l'information qui naît sous nos yeux.

 

Un espionnage tentaculaire
A l'origine des informations disponibles sur le réseau Ukusa et sur le système d'interception Echelon se trouve un homme seul, expert scientifique et investigateur forcené sur les appareils d'espionnage : le Britannique Duncan Campbell. Bête noire des services secrets de Sa Très Gracieuse Majesté, comme de leurs "cousins" américains, il a révélé l'existence d'Echelon en 1987. Depuis, il fouille. Sa dernière publication, le 5 mai, est une étonnante étude réalisée pour le compte du Parlement européen, et intitulée Interception Capabilities 2000 (1). Ce document, souvent très technique, démonte avec une précision encore jamais vue les capacités américaines en la matière. 
Certes, la modestie s'impose sur ce type d'enquête : quand les Américains veulent cacher les capacités de leurs services d'espionnage, ils y parviennent souvent fort bien. Nombre de pépites découvertes par Duncan Campbell ont de ce fait un peu de bouteille et demanderaient à être actualisées et mises au goût du jour. Mais, à cette remarque près, son investigation est tout à fait explosive : elle rappelle, détails à l'appui, que l'appareil de renseignement américain, et son appendice britannique, espionne et traque les communications internationales depuis le début du siècle. Rien, en principe, n'échappe aux grandes oreilles américaines. Cet espionnage tentaculaire s'exerce aussi bien par l'intermédiaire de satellites (Le Point no 1342, 6 juin 1998) que sur les câbles sous-marins ou les grands centres routeurs de l'Internet. 
Par ailleurs, Duncan Campbell révèle dans quelles conditions la diplomatie américaine a tenté d'imposer à l'Union européenne une normalisation internationale en matière de cryptographie. Elle souhaite ne laisser autoriser que des codes de chiffrement suffisamment faibles pour être cassés par les ordinateurs de la NSA. Ces manoeuvres souterraines, qui se sont déroulées dans le cadre de la négociation Ilets (International Law Enforcement Technology Seminar), ont été déjouées à temps ; la France y a répliqué, à sa façon, en libéralisant la cryptologie (lire p. 91). Une réponse du berger français à la bergère américaine. J. G.

1. http://www.gn.apc. org/duncan/ic2000.htm