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1999 12 03 * Le Point * Les nouveaux défis de la CIA * Jean Guisnel

La fin de la guerre froide a redistribué les cartes de l'espionnage : il n'y a plus les bons Américains contre les mauvais communistes. Désormais, la centrale américaine place tous ses espoirs dans le renseignement technique, en oubliant que les vrais espions, ce sont les hommes.
 

C'était le bon temps ! La guerre froide constituait un joli fonds de commerce, et la CIA tenait son petit business d'une main de fer. Tout autour de la planète, mais spécialement dans les prés carrés américains de l'Amérique latine et du Moyen-Orient, elle était le fer de lance du monde libre, menait ses opérations sans regard extérieur, ne rendait de comptes à personne et disposait de fonds illimités.

Les premiers déboires sont arrivés dans les années 70, quand des opposants internes, comme Philip Agee, se sont mis à révéler les dirty tricks (sales coups) de l'agence de Langley, et surtout à publier des noms d'agents ou à révéler comment elle avait aidé les dictatures sud-américaines. Mais le pire était à venir, avec la chute du mur de Berlin et la disparition de l'URSS, il y a dix ans. Jusqu'alors, la vie était si simple ! Il y avait d'un côté les Etats-Unis et ses alliés de l'Alliance atlantique, et de l'autre l'URSS et le pacte de Varsovie ; les bons et les méchants. Le monde en noir et blanc... Et deux superpuissances si sûres de la valeur de leurs actions clandestines qu'elles étaient capables de mettre au pouvoir deux anciens patrons de leurs services secrets, George Bush et Iouri Andropov... Rien de tout cela ne fonctionne plus. Est-ce à dire que la CIA n'aurait plus de rôle ? Que la communauté américaine du renseignement n'aurait plus à travailler au service de l'administration ? Non, bien sûr... Mais les espions ont dû se reconvertir et changer leurs modes d'action.

Quand l'Amérique n'a plus à combattre de méchants communistes au couteau entre les dents, vers qui peut-elle diriger son appareil de renseignement ? Contre ses amis et alliés, bien sûr. Contre tous ceux qui s'obstinent à ne pas comprendre que l'humanité pourrait vivre pleinement heureuse en se contentant d'acquérir des biens américains. Résumons en caricaturant un peu, mais un peu seulement : dans l'administration et dans l'industrie américaines, mais aussi chez les parlementaires, on considère généralement que les compétiteurs commerciaux ne sont pas corrects, et notamment qu'ils corrompent les dirigeants étrangers susceptibles de leur passer des contrats. Dès lors que ces concurrents n'observent pas les règles de la compétition commerciale "honnête", il devient légitime d'utiliser contre eux les moyens clandestins de la puissante Amérique, mis au service des entreprises.

C'est exactement ce que Bill Clinton s'est donné la peine de venir expliquer en personne au siège de la CIA le 14 juillet 1995, non sans féliciter ses espions d'avoir su combattre les entreprises étrangères et "découvrir ces corruptions qui auraient permis de soustraire des milliards de dollars de contrats à des entreprises américaines. Votre travail a contribué à la prospérité américaine".

Pour mener ces nouvelles actions clandestines, la CIA bénéficie non seulement des informations recueillies par un formidable appareil de renseignement technique, dont le fameux système Echelon (voir Le Point no 1392, 21 mai 1999), mais aussi de la position de tête que l'Amérique a su conquérir dans les technologies de l'information. Celle-ci confère à son emblématique agence de renseignement des moyens de contrôle technique sans équivalent au monde.

En relation avec la NSA (National Security Agency), mais aussi avec les industriels, elle a su mettre en place une politique lui permettant d'espionner - ou de tenter de le faire - tous ceux qui, où que ce soit dans le monde, cherchent à contester la puissance américaine. Mais, en fait, cela devient de plus en plus difficile. En mai 1998, quand les Indiens ont réalisé des essais nucléaires inattendus, les 30 milliards de dollars alloués chaque année aux services secrets américains n'ont servi à rien : Washington a appris par les sismographes et la presse l'existence des explosions. Commentaire désabusé de l'amiral David Jeremiah, chargé par Bill Clinton d'une enquête après ce fiasco : "Il y a un déséquilibre entre la compétence des hommes qui interprètent les photographies, lisent les rapports, comprennent ce qui se passe dans une nation, et la capacité à collecter techniquement cette information. En langage de tous les jours, cela signifie qu'à la fin de la journée il reste un horrible tas de trucs que nous n'avons pas vus."

Le problème de la CIA, justement, pourrait résider dans cette propension très américaine à considérer qu'il ne saurait être question d'engager des boys de son clandestine service chargé du Humint (Human Intelligence) quand les "grandes oreilles" paraissent pouvoir suffire. De la mê-me manière que le Pentagone pense pouvoir gagner des guerres sans engager de troupes au sol, les patrons de la CIA jugent désormais que, s'il existe le moindre risque à envoyer des agents sur une terre supposée dangereuse, ils doivent s'en abstenir.

De féroces avocats

Le résultat peut évidemment se révéler catastrophique, comme dans le cas du Soudan. Depuis des années, la CIA considère ce pays comme un repaire de terroristes islamistes. Mais quand le service Action de la DGSE, dûment averti de ces craintes, s'en alla vérifier un jour à quoi ressemblait le fameux "camp d'entraînement" repéré par des satellites capables de distinguer des détails de 12 centimètres, elle découvrit un antique champ de tir de l'armée locale, et un malheureux gardien de cantine palestinien ! La situation au Soudan paraît pourtant si tendue que la CIA a décidé d'en retirer ses agents depuis plusieurs années. Ce qui ne l'a pas empêchée de considérer, lorsque des attentats visèrent ses représentations diplomatiques en Afrique orientale à l'été 1998, que le Soudan était - au moins partiellement - à la source de ces opérations. Et d'envoyer, le 20 août, treize missiles Tomahawk détruire l'usine pharmaceutique El Chifade Khartoum, présentée comme une unité de fabrication de gaz de combat au profit de l'islamiste fondamentaliste Ben Laden.

Problème : ces accusations de la CIA qui avaient emporté la conviction du Conseil national de sécurité et de Bill Clinton, alors pris au piège de l'affaire Lewinski, étaient fausses. Le richissime propriétaire de l'usine, Salah Idriss, s'est fâché tout rouge, a engagé une équipe d'avocats américains particulièrement féroces et s'est payé les meilleurs experts du monde pour démontrer la manipulation de la CIA. Julius Kroll, le célèbre détective américain spécialiste des investigations financières, a produit un rapport de 348 pages innocentant Idriss, tout comme l'ont fait les laboratoires européens ayant analysé le sol des environs de son usine. Kroll déclarait il y a peu au Point : "La seule chose que nous avons demandée à Idriss, c'est qu'il ne nous mente pas. Pour le reste, il est clair que les informations transmises au Conseil national de sécurité étaient erronées." La CIA a- t-elle reconnu son erreur ? Non. Le département du Trésor a simplement levé le gel des avoirs d'Idriss, dont les avocats se préparent maintenant à réclamer 30 millions de dollars de dommages et intérêts au gouvernement américain. Merci, la CIA !

Finalement, les agents de Langley ont sans doute raison de chercher de nouveaux terrains d'action. Car, malgré leurs efforts désespérés, ils ne parviendront pas à faire croire que les actuelles menaces terroristes ont quelque chose à voir avec les affrontements de naguère contre le bloc communiste. La Chine elle-même, l'un des deux vrais challengers, avec l'Union européenne, de l'hégémonie américaine, ne paraît pas considérée comme une menace, et la CIA s'emploie surtout, en cherchant à décortiquer les labyrinthes de sa classe dirigeante, à aider les industriels américains à pénétrer ses marchés. Autres temps, autres moeurs !